Tandis qu’un agent immobilier faisait visiter sa maison d’Hellemmes à un acheteur potentiel, Abigaël s’était enfermée dans la chambre de Léa. Elle n’y était venue qu’une fois en deux mois : quelques jours seulement après être sortie de l’institut médico-légal. Frédéric l’avait aidée à choisir les vêtements de la fillette pour la crémation.
Après l’accident, elle avait pu compter sur Frédéric à maintes reprises. Y compris durant la période délicate des fêtes de fin d’année. Il avait reporté les agapes avec les collègues ou sa mère afin d’être à ses côtés. Noël, Nouvel An à s’enterrer dans ses regrets, à maudire le monde et à se sentir responsable. Sans son aide et son appui, tout aurait été bien pire aujourd’hui. Si tant est que pire existe.
Deux mois pendant lesquels Abigaël avait tout lâché. Son métier, ses relations, ses sorties. Quand Frédéric n’avait pas été là — c’est-à-dire souvent —, elle avait pris sa voiture et roulé sur des routes désertes, à défier la mort, la tristesse de l’opéra Rinaldo à fond dans les haut-parleurs. Elle se terrait aussi dans son bureau sans fenêtre, à déformer des visages, à déchirer des chairs, à fusionner ADN, végétation et acier sur son écran d’ordinateur, à fracasser des bagnoles virtuelles contre des arbres, le tout imprimé en grand format, puis elle laissait sa tête tomber sur le clavier, comme ça, en cataplexie, et se gavait de Propydol, d’alcool, mélangés à toutes sortes de pilules colorées. Elle vivait et revivait la scène d’ouverture d’Apocalypse Now — pourquoi celle-là, elle l’ignorait — où Martin Sheen, enfermé dans sa chambre de Saïgon, est dévoré par les démons, tournant sur lui-même dans un drôle de ballet hypnotique. La démence à l’état pur. Abigaël s’était vraiment vue faire la même chose, dans la même moiteur, au milieu de sa chambre, et ça n’était pas un rêve. Elle avait touché du bout du doigt la queue fourchue de la folie.
Retour dans la chambre de Léa. Un index fatigué qui glisse sur un meuble. Une fine couche de poussière commençait déjà à se former sur les reliefs. Comment imaginer vendre le lit dans lequel Abigaël avait vu grandir Léa ? Ou cette petite table de nuit sur laquelle sa fille avait eu pour habitude de poser ses bijoux fantaisie ? Sa psychologue lui avait conseillé de ne garder que quelques objets auxquels tenait Léa et de se débarrasser du reste. Eh bien, sa consœur pouvait aller se faire foutre ! Toute la chambre respirait la présence de la petite.
Abigaël ouvrit un tiroir où sa fille stockait ses lettres, des poésies : les confessions d’une jeune fille à qui il arrivait deux ou trois fois par mois de ramasser sa propre mère à la petite cuillère, au bas d’un escalier, au milieu de la cuisine, en pleine crise de cataplexie. Une fille mère, mûre, aboutie, déjà grande dans sa tête. Abigaël parcourut quelques lettres, la larme à l’œil.
Aujourd’hui, je ne sais jamais comment je retrouverai maman,
Ça peut frapper le matin, le soir, parfois c’est violent,
J’ai la haine contre cette maladie,
Et cette paralysie qu’on appelle cataplexie.
Tu m’as portée en toi,
Couchée pendant neuf mois,
Et quand plus tard tu me serrais dans tes bras,
C’était allongée au sol pour pas tomber plus bas.
Ton corps est une blessure,
Et moi, je n’ai pas une égratignure.
Tu as su me protéger, m’aider à grandir,
Je t’aime trop pour te voir partir…
Elle remit le papier en place, au fond du tiroir, et abandonna ses lectures. Chaque mot écrit par sa fille la frappait en plein cœur. Insupportable.
Elle s’intéressa aux valises cabossées, récupérées dans le coffre de la voiture en miettes et restituées par la brigade de Saint-Amand, trois jours après l’accident. Pas encore eu le courage de les ouvrir. Palmeri lui avait rendu la clé de Léa permettant de déverrouiller la valise rose à fleurs. Elle la sortit de sa poche et l’inséra dans la serrure, puis fit glisser la fermeture. Les affaires de Léa étaient en vrac, les techniciens de la Scientifique avaient fouillé les bagages pour en extraire la brosse à dents et la brosse à cheveux et réaliser les analyses ADN croisées qui avaient formellement confirmé les identités des cadavres.
Avec des gestes délicats, elle posa les vêtements, le maquillage, la boîte à bijoux sur le lit. Explosion de souvenirs, de sons, d’odeurs. Les larmes coulaient sans véritable envie de pleurer. Le mélange médicaments/alcool créait parfois de curieuses réactions. Ces derniers temps, Abigaël se rendait chez sa neurologue non pas pour être soignée, mais pour obtenir les précieuses ordonnances et le sésame pour les médocs. Une vraie junkie. Et elle s’y rendait en voiture. Si elle crevait en route, tant mieux.
Ensuite, elle s’occupa de la valise de son père, dont l’état témoignait encore de la violence du choc. Les fermetures avaient néanmoins résisté. Elle en tira de nombreux vêtements, la trousse de toilette, trois BD de XIII, ce personnage énigmatique tatoué de ce nombre sur la clavicule, amnésique, sans identité. Yves avait été un fan de la première heure de cette série. Même si elle n’avait pas vu beaucoup son père, Abigaël savait d’où lui venait son goût de la lecture. Peut-être oublierait-elle ça aussi, un jour.
Une photo dépassait de l’une des bandes dessinées intitulée L’Appât. Sur le cliché servant de marque-page, on voyait un poisson-lune couvert d’épines, photographié en gros plan. Abigaël trouva cela très bizarre. Pourquoi son père avait-il photographié cet animal de si près, lui qui ne prenait jamais de photos ? Et pourquoi s’en servait-il comme marque-page dans une bande dessinée ? Elle retourna le cliché. Il était écrit, au feutre noir et en diagonale :
J’espère que tu trouveras la vérité, autant que je souhaite que tu n’y arrives jamais…
Qu’est-ce que son père voulait dire ? De quelle vérité parlait-il ? Était-ce à elle qu’il s’adressait ? Elle regarda de nouveau le curieux poisson, une espèce d’oursin avec des nageoires, sans comprendre. Elle posa la photo sur le lit, intriguée, et eut envie d’un verre. Vodka-glaçons-citron. Mais il valait mieux attendre que le visiteur et l’agent immobilier dégagent de chez elle avant de piquer du nez.
Dans une pochette de la valise se trouvait aussi un porte-clés en forme de gouvernail de navire avec trois clés. Sur l’une d’entre elles, un papier collé : « 14, chemin des Haules, Étretat. » L’adresse de la maison qu’il louait, depuis sa démission des douanes… Abigaël était déjà allée là-bas. Un petit terrier pour un homme habitué à vivre seul. Elle avait d’ailleurs reçu un appel du propriétaire quelques jours auparavant, l’invitant à venir récupérer les affaires de son père. Rendez-vous fixé au lendemain ; il y aurait peut-être quelques souvenirs à glaner.
La deuxième clé ressemblait à celle d’un garage ou d’un cadenas. Sur le dessus, la gravure Matriochka : le nom des poupées russes. Pouvait-il y avoir un lien avec le message précédent ? Son père avait-il volontairement laissé cette clé ?
La troisième était un double de la clé de voiture.
La voiture… Un bloc de tôle froissée… Quelques jours après la double crémation, Abigaël avait voulu voir des clichés de l’accident pour essayer de comprendre le miracle de sa survie.
Faute de témoins et tenant compte des données en sa possession, Palmeri était arrivé à la conclusion que, à cause du brouillard, de l’absence de signalisation liée aux travaux et sans doute d’un manque d’attention à ce moment-là, Yves n’avait pas vu le virage au bout de la longue ligne droite. L’enquêteur avait résolu le casse-tête des ceintures de sécurité par le fait qu’Abigaël avait eu une hallucination visuelle, à quelques centaines de mètres de l’accident : elle était sortie du véhicule, Yves aussi, et ils n’avaient pas mis leurs ceintures en remontant, perturbés par cette étrange vision. Quant à Léa, elle n’avait pas bouclé la sienne pour pouvoir dormir dans une position plus confortable.
Conneries ! Abigaël avait toujours soutenu qu’elle portait sa ceinture cette nuit-là. Peut-être qu’elle perdait la mémoire de sa jeunesse, qu’elle était narcoleptique et qu’on pouvait lui mettre sur le dos toutes les saloperies de délires qu’on voulait, mais elle savait exactement ce qu’elle avait fait. Même si le rapport de gendarmerie mentionnait cette triste vérité : « Abigaël Durnan ne portait pas sa ceinture de sécurité. »
Il existait forcément une explication qu’Abigaël n’avait pas encore réussi à trouver.