Abigaël gisait, devant le téléphone inconnu posé à quelques mètres, à proximité d’un cahier fermé et d’un ordinateur portable allumé. Sa joue avait raclé le sol, ses narines reniflaient la poussière. Ses yeux ne pouvaient pas rouler dans leurs orbites — les muscles oculaires jouaient aux abonnés absents — et étaient rivés sur l’écran de l’ordinateur qui montrait Arthur, enfermé dans sa pièce faiblement éclairée. Le gamin était assis sur son matelas, les genoux contre le torse, triste et immobile. Il tourna la tête dans sa direction et quelque chose changea dans l’expression de son visage. Il y apparut de la surprise.
Abigaël eut alors une certitude : il la voyait. La webcam de l’ordinateur devait être activée. L’enfant recula dans un coin et se recroquevilla. Il ne la lâchait plus des yeux. Abigaël se rappelait parfaitement les cris de Victor lors de leur rencontre. À l’évidence, Arthur aussi avait peur d’elle.
Elle tenta de rester calme, de faire le vide dans sa tête. Il fallait que son cerveau comprenne qu’elle ne dormait pas, qu’il la débarrasse de cette paralysie du corps. La cataplexie pouvait durer une, deux, dix minutes, il n’y avait pas de règles, il n’y en avait jamais eu.
À l’écran, Freddy apparut, d’abord de dos. Un dos large, massif. Il portait son masque de renard, sa cape sordide, son gant avec les griffes. Il regarda dans la même direction que le gamin. Vers Abigaël. Sa tête s’inclina alors vers la gauche, puis s’approcha de l’écran qui devait se trouver dans la cellule d’Arthur. Puis il se redressa et se mit à aller et venir au fond de la cave. Nerveusement.
Dans le cachot de son corps, Abigaël luttait. Son téléphone portable la narguait, à dix centimètres de son nez. Il suffisait d’appuyer sur l’écran pour envoyer le SMS aux gendarmes, mais, même ça, elle n’en avait pas la force. De l’autre côté de la caméra, Freddy était aussi immobile qu’elle. Il la fixait. Sa grosse truffe noire de renard devait être collée à la webcam, car elle occupait la quasi-totalité de l’écran.
Soudain, Abigaël perçut le bruit d’un moteur de voiture. Un ronflement lointain qui s’infiltrait au plus profond de son organisme, qui faisait vibrer le carrelage sous sa joue meurtrie. Son cœur monta dans les tours. Elle sentait la peur l’ensevelir, son cerveau lui ordonnait de fuir autant qu’il la paralysait. Paradoxe insupportable qui lui déchirait le corps et la conscience.
Le véhicule arrivait à présent dans la cour. Le grondement du moteur cessa. Une portière claqua de l’autre côté du mur. Une seule personne. Il ne pouvait donc pas s’agir des gendarmes.
C’était lui. Le propriétaire de l’ordinateur.
Abigaël n’arrivait même pas à déglutir. Ses doigts pesaient des tonnes, une chape de béton la clouait au sol. Son souffle s’accélérait, la panique la gagnait, elle était comme une méduse gisant sur le bord de la plage. Incapable de se défendre. Freddy s’était plaqué contre l’écran pour mieux voir, pour la sentir. Avait-il entendu la voiture arriver, lui aussi ? Elle pouvait deviner, dans les trous sombres du masque de renard, la noirceur de ses yeux et la couleur de sa haine.
Un bruit résonna dans le couloir de l’internat. Au moment où une porte lointaine claqua, Abigaël sentit un frémissement de mouvement dans ses mains. L’influx nerveux se propagea jusqu’à ses épaules, qu’elle put faire rouler. La marée se retirait. Elle sentait à peine ses jambes lorsque deux chaussures apparurent juste devant ses yeux. L’une d’entre elles s’abattit sur son visage, l’écrasant contre son propre portrait sur le papier journal.
Puis une voix jaillit de l’ordinateur. Celle de Freddy.
— Cogne-la.
Abigaël voulut hurler, mais un râle à peine audible sortit de sa gorge.
— Cogne-la, j’ai dit ! s’écria Freddy d’une voix plus ferme.
Alors ce fut la douleur sur le crâne. Puis le noir.