Gisèle ouvrit à Abigaël avant même que cette dernière pose le doigt sur la sonnette. La gendarme à la retraite habitait une de ces maisons de cité construites dans les années 1970. Elle n’avait jamais été une belle femme mais dégageait une empathie naturelle qui donnait envie de la serrer dans ses bras. Son mari, un sexagénaire tranquille, arrachait des mauvaises herbes dans le jardin. Il adressa un petit signe amical aux deux femmes et reprit ses activités.
— Tsé-Tsé… Entre !
Gisèle avait toujours trop fumé, sa voix et sa gorge en pâtissaient. Elle referma la porte avec précaution, puis emmena Abigaël à l’étage, dans des combles aménagés qui ressemblaient à un musée de la gendarmerie. Planches anthropométriques de visages de meurtriers, képi des années 1940, casque de maintien de l’ordre avec grille de protection, têtes de carnaval de gendarmes du XIXe siècle. En revanche, aucune arme, Gisèle les détestait. Parmi ces antiquités, du matériel informatique dernier cri. L’ordinateur portable de Nicolas Gentil était posé à proximité d’une grosse unité centrale dont on entendait le ventilateur ronfler. Une odeur tenace de tabac froid imprégnait les cloisons.
— Tu es restée très mystérieuse hier, fit Gisèle, mais avant que je t’explique, tu dois me dire où tu as trouvé cet ordinateur.
— Il appartient à un écrivain nommé Josh Heyman qui est à l’heure actuelle dans un hôpital psychiatrique, en Bretagne. L’ordi était caché à son domicile.
— Je vois. Et comment tu t’es retrouvée en contact avec cet écrivain ?
— C’est une longue histoire…
— … Qu’il va falloir que tu m’expliques. Est-ce que cette histoire est liée, d’une façon ou d’une autre, à l’affaire Freddy ?
— J’en ai l’impression. Il y a des hasards trop gros. Heyman, dont le vrai nom est Nicolas Gentil, a écrit un roman policier intitulé La Quatrième Porte. J’ai lu ce livre, et même deux fois j’ai bien l’impression, sauf que je ne me rappelle plus de la première lecture. Enfin bref, l’écrivain a utilisé notre affaire Freddy pour bâtir la trame de son histoire. Mais le plus troublant, c’est qu’il a repris, pour l’un des enfants kidnappés dans son livre, le surnom que le père d’Arthur Willemez lui donnait : Cro-Magnon. Et ce n’est pas tout…
Gisèle tira une chaise pour qu’Abigaël puisse s’asseoir. Elle s’installa juste à côté dans un fauteuil à roulettes qui devait être aussi vieux que les têtes de carnaval.
— Raconte.
— C’est lié à ma fille. Josh Heyman souffre d’une dissociation mentale. Il ne communique plus, mais dessine à longueur de journée. Parmi ses dessins, j’ai découvert le tatouage que Léa portait à la cheville, le petit chat avec son oreille blanche et l’autre noire.
Abigaël montra la photo médico-légale de la cheville de Léa à l’aide de son téléphone.
— Celui-là, presque trait pour trait. Et il a utilisé dans son roman l’expression « Perlette d’Amour ». C’était le surnom que je donnais à Léa dans l’intimité.
Gisèle n’était pas du genre à laisser transparaître ses émotions, mais son visage de statue d’île de Pâques s’était assombri.
— Qu’est-ce que tu as découvert ? demanda Abigaël.
La jeune retraitée passa son index sur le pavé tactile de l’ordinateur portable. L’économiseur d’écran disparut. Elle navigua dans les dossiers.
— Tu gardes ça pour toi, bien sûr, mais j’ai récupéré une panoplie de logiciels de la gendarmerie quand je suis partie à la retraite. Tu te doutes bien que je n’avais pas forcément les autorisations. Mon mari, c’est le jardin et, moi… (elle désigna son matériel) tout ça. Jacques croit que je passe mon temps à chercher des recettes de cuisine ou des conneries du genre alors que moi, je fais remonter des infos aux flics, de façon anonyme…
— T’as jamais décroché.
— Tu sais ce que c’est de partir à la retraite sur un échec ? Il n’y a rien de pire. L’impression d’avoir bossé presque quarante ans pour rien. Abandonner les collègues alors que toi, tu te la coules douce dans un fauteuil… Je ne pouvais pas rester comme ça, à cuisiner des tartes aux pommes. Bref, grâce à ces logiciels, j’ai découvert l’existence de dizaines de dossiers cachés dans la machine de ton écrivain. C’est l’ordinateur d’un pédophile, Abigaël. Il est plein à craquer d’images dégueulasses.
Des frissons parcoururent Abigaël de la tête aux pieds. Gisèle cliqua sur des images au hasard, que la psychologue s’efforça de regarder. De jeunes visages anonymes, de tous les pays, de tous les âges, dans des positions dégradantes, petites victimes de la folie des prédateurs sexuels. L’ancienne gendarme prit un paquet de feuilles de cigarette et du tabac d’une boîte achetée en Belgique.
— Ça te dérange si je fume ?
— Fred fume plus que toi et on vit ensemble…
Gisèle se roula une cigarette avec un doigté de couturière.
— Je suis à des années-lumière d’avoir tout parcouru, mais je dirais qu’il y a là, au bas mot, plusieurs dizaines de milliers d’images à caractère pédopornographique. Le propriétaire de cette bécane, ce Josh Heyman, semble avoir mis le nez là-dedans depuis plus de cinq ans, d’après la date des fichiers les plus anciens. Les images proviennent de tous les pays, de toutes les origines, sans préférence de genre sexuel ni d’âge. Un fourre-tout immonde. Certains pédophiles sont très organisés, ils créent de beaux répertoires, classent par âge, par sexe, par nationalité, mais Heyman, lui, n’a rien trié. Il a accumulé de façon maladive, jusqu’à quasiment saturer son disque dur.
— Il… y a des vidéos ?
— Oui, et un sacré paquet. Des films amateurs, réalisés avec un téléphone portable ou un Caméscope bas de gamme, enfin, pour ceux que j’ai visionnés. Il va falloir un peu de temps pour tout analyser, tout regarder. Parcourir ce genre d’ordinateur, c’est un peu comme tondre un terrain de foot avec un rasoir, si tu vois ce que je veux dire.
Elle alla ouvrir la fenêtre, puis alluma sa cigarette d’une main aux doigts jaunis.
— Je hais ces porcs immondes.
Il régnait une ambiance de vieux capharnaüm sous ces combles. Peu de lumière, une touffeur malsaine, des faces grisâtres de mannequins ou d’assassins qui vous observaient. Un musée de l’horreur poussiéreux.
— Heyman avait un mur de sa chambre et un cahier rempli de symboles tels que des cercles, des carrés, des triangles. Tu as remarqué ce genre de choses dans l’ordinateur ?
— Non. Enfin, pas pour le moment en tout cas.
Une porte claqua. Gisèle jeta un regard par la fenêtre.
— Mince. Jacques est rentré…
Elle alla tourner le verrou, puis revint s’installer sur sa chaise.
— Il ne vient pas ici, mais on ne sait jamais. Il suffirait d’une fois.
Abigaël n’avait pas senti le pédophile derrière le visage gras et visqueux de Gentil. Elle avait sondé son regard sans rien y déceler.
— Il y a cinq ans, tu me dis, pour les images les plus anciennes…
— A priori, oui.
— L’éditeur m’a raconté qu’Heyman avait commencé à écrire son roman aux alentours de mi-2014. Une histoire qui démarre comme notre enquête et qui se termine en boucherie pédophile. Il y a une gradation dans la narration et, de façon intimement liée, dans le comportement du romancier. Vers le milieu du livre, l’écriture devient plus âpre, hachée, et le récit s’enfonce dans l’horreur. On sent une bascule chez Heyman.
— Sans doute la conséquence de tout ça, répliqua Gisèle en désignant l’écran. L’écriture a été un moyen de tout exorciser.
— Oui, mais ça faisait déjà des années qu’Heyman consultait ce genre d’images. Pourquoi aurait-il commencé à dérailler au milieu de l’écriture de son roman, alors que son histoire démarrait de façon plutôt classique ?
— La coupe était trop pleine, justement ?
— Je ne suis pas certaine. Il y a autre chose que tu dois savoir. Juste après la sortie de son livre, l’écrivain s’est tranché les dix doigts avec une guillotine de sa fabrication.
Gisèle tira sur sa clope. Son visage de pierre disparut derrière un écran de fumée.
— Ah… quand même !
— Et il s’est filmé. À un moment donné, on entend comme un couinement, ou des pleurs… Je crois qu’Heyman a tourné les yeux vers cet ordinateur portable branché sur un écran géant. Peut-être qu’il regardait quelqu’un et que quelqu’un le regardait.
— Un enfant ?
— J’aurais tendance à le penser, vu le contenu de son ordinateur. Juste après, il a chuchoté « Pardon » avant que la lame de la guillotine s’abatte sur ses mains.
Gisèle grimaça.
— J’en ai entendu des bien bonnes dans ma carrière, mais là… Dans tous les cas, ce type s’est astiqué devant des photos dégueulasses. Il n’y a pas de pardon qui tienne en ce qui me concerne. Qu’il reste au fond de sa chambre et qu’il n’en sorte jamais. Parce qu’avec ou sans doigts, il recommencera.
Gisèle n’avait jamais mâché ses mots.
— La mutilation s’est passée à la fin du mois de mars, poursuivit Abigaël. C’est sur cette période que j’aimerais que tu concentres tes recherches. Et puis je te dis, il y a eu une véritable bascule dans l’écriture… Vois dans les historiques, les traces, les vidéos, s’il n’y a pas des éléments notables.
Cigarette aux lèvres, Gisèle nota sur un Post-it. Abigaël sentait qu’elle prenait plaisir à se voir confier cette mission.
— OK. Je vais me focaliser là-dessus. Peut-être que le pédo invitait des gamins chez lui, si tu vois ce que je veux dire. Soirée fraises Tagada et bâtons de réglisse. Peut-être qu’il filmait, lui aussi, ou qu’il appartenait à un réseau ?
— Difficile à dire pour l’instant. Tu sais s’il dispose d’un compte Facebook ?
— Je n’ai pas encore eu le temps de jeter un œil précisément, mais j’ai vu ça dans ses favoris, oui.
— Tu peux te connecter ? J’essaie toujours de comprendre comment il a pu croiser la route d’Arthur Willemez et de Léa.
— Ta fille disposait d’un compte Facebook ?
— Je ne lui avais pas donné l’autorisation d’en créer un, mais Léa n’en faisait qu’à sa tête, les quelques mois avant l’accident. On a toujours été fusionnelles, toutes les deux, mais je n’étais plus assez présente, elle me le reprochait sans cesse. Elle a peut-être créé un compte sans que je m’en aperçoive, histoire de me tenir tête. J’ai déjà vérifié s’il n’existait pas de Léa Durnan, bien sûr, j’ai même essayé quelques pseudos, sans succès.
Gisèle lança un navigateur et se connecta au réseau social.
— Pas besoin d’entrer l’e-mail ni le mot de passe d’Heyman, il les avait mémorisés afin que la connexion soit automatique. Ça va nous faciliter la tâche.
Gisèle arriva sur la page Facebook privée de « Nicolas Gentil ». Les messages étaient peu nombreux, le dernier remontait à l’année précédente, où Gentil discutait avec d’autres profils sur des sujets sans intérêt. La liste de ses amis s’élevait à vingt-deux. Gisèle les parcourut un à un. Rien de suspect, aucun visage connu, que des profils d’adultes lambda.
— Il a peut-être un autre compte Facebook plus fourni ? Fais une recherche sur Josh Heyman.
Cela ne donna rien.
— Non, c’est bien le seul compte, répliqua Gisèle. Comme c’est son ordinateur secret, s’il possédait un compte Facebook caché, c’est sur celui-là que nous serions tombées.
Gisèle réfléchit à voix haute.
— Bon… On sait de par nos recherches que le petit Arthur Willemez n’a aucun compte sur les réseaux sociaux. Le môme n’avait que 9 ans, et on a analysé tous les appareils connectés à Internet chez les parents lorsqu’il a disparu. Si Heyman est entré en relation avec lui avant l’enlèvement, ce n’est pas par ce biais-là.
Elle vida dans une poubelle un cendrier plein à craquer.
— Pas impossible qu’on retrouve son visage parmi les photos ou vidéos de cet ordinateur. Je veux dire… peut-être que Freddy fait des photos ou des vidéos des enfants kidnappés, les met sur Internet, et que notre pédo est tombé là-dessus ? C’est peut-être là qu’il a entendu cette expression, « Cro Magnon » ? En matant une vidéo ?
Abigaël repensa à sa rencontre avec le père d’Arthur, la veille. À la crispation de son visage lorsqu’il l’avait vue chez elle… À sa réaction face aux dessins et surtout aux symboles sur le carnet de Nicolas Gentil. Elle sentait une connexion, un lien avec ces images d’enfants, mais n’arrivait pas à définir lequel.
— Non, je ne crois pas. Cela ne résout pas le cas de Léa.
— Tu permets que je tente quelque chose ?
Gisèle tapa « Perlette » dans la barre de recherche de Facebook. Une liste interminable apparut. Nom de gîte rural, de magasin de vêtements, de spa… Abigaël secoua la tête.
— Non, non, ça ne sert à rien de chercher. Léa n’aurait pas choisi pour pseudo un surnom qu’elle détestait.
— Rien de tel pour que tu ne la retrouves pas. Pendant ma carrière, j’ai surtout appris que l’évidence était la plupart du temps sous nos yeux.
Gisèle fit défiler l’écran. Soudain, le cœur d’Abigaël se serra.
Le profil de « Perlette d’Amour » s’afficha après un clic.