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Retour dans le groupe douze minutes plus tard, batteries rechargées, col de chemisier ajusté. Les gendarmes étaient au courant de sa narcolepsie. Ils savaient que, parfois, Abigaël avait besoin de s’isoler pour se reposer et étaient toujours impressionnés par la vitesse à laquelle le sommeil l’ensevelissait. C’était comme débrancher la prise d’un aspirateur en marche.

Ils n’ignoraient pas non plus que sa maladie et le traitement médicamenteux pour en atténuer les effets laminaient ses souvenirs les plus anciens — ceux de son enfance, pour le moment —, mais n’altéraient nullement ses capacités de jugement et de logique. En trois ans, Abigaël les avait aidés à résoudre six affaires de disparitions et de meurtres. Certains esprits moqueurs disaient que le sommeil lui portait conseil, or elle excellait surtout dans son job et ne lâchait rien. On la surnommait Tsé-Tsé au sein de la section de recherches.

Un coup d’œil à ses notes, repérage de la petite croix, rappel des dernières phrases.

— Bon… Je n’ai malheureusement pas eu la vision du visage de Freddy, il faudra encore quelques siestes.

Rires. Les discussions cessèrent, et elle capta de nouveau toute l’attention des enquêteurs.

— Revenons-en aux choses sérieuses. Nous parlions donc de cet épouvantail. Il est aussi une projection de l’enfant kidnappé. C’est à cet assemblage de paille et d’habits que notre homme s’en prend, c’est lui qu’il lacère, qu’il imprègne de sang. À travers lui, il nous montre sa colère et sa détermination. Il nous provoque, nous défie, il veut nous faire peur. C’est pour cette raison que je pense que les enfants sont encore vivants. Mais je vous demande, évidemment, de prendre cette information avec toutes les précautions qu’il faut.

— Les trois enfants, tu dis ? répliqua Lemoine. Même la première disparue, Alice ?

— Probablement… Il nous aurait sans doute livré les corps, sinon. Pourquoi aurait-il pris la peine de les cacher et de nous exposer ce simulacre ?

C’était sans doute une bonne nouvelle mais qui ne faisait que renforcer le sentiment d’impuissance des équipes.

— Ce n’est pas un délinquant ordinaire, il n’est pas dans le fichier ADN et n’a sans doute, de ce fait, jamais été confronté à la justice, même pour de petits délits, et c’est ce qui le rend aussi insaisissable. Il est comme vous et moi. Tant qu’il n’aura pas rempli la première partie de sa mission, qu’il ne sera pas arrivé au compte de quatre, comme il nous l’a signalé dans une lettre, il maintiendra ces enfants en vie. Il veut les quatre avant de passer à l’étape suivante. Si on tient pour vrai le contenu de la missive qu’il nous a adressée, il lui en reste un à kidnapper.

Patrick Lemoine se leva et se dirigea vers la cafetière. Il remplit des gobelets.

— Vivants, putain !

— À prendre avec des pincettes, je vous le répète. Mais je préfère que vous connaissiez le fond de ma pensée.

Patrick était un vieux de la vieille, mais il n’arrivait pas à imaginer une chose pareille. S’en prendre à des enfants revenait à violer toutes les règles qui faisaient de nous des êtres humains. Quel sort ce prédateur réservait-il aux petites victimes ? Il distribua un café à chacun. Les nombreux mégots écrasés dans une assiette en carton ressemblaient à des mouches mortes. Tout était mort ici : ces murs, ces chambres, ces couloirs… La Veuve folie pourrissait de l’intérieur.

— Qu’est-ce qu’on fait avec les parents ? demanda Frédéric Mandrieux. On leur annonce qu’il y a une possibilité que…

— Non, coupa Patrick Lemoine. Ce nouveau profil doit rester strictement confidentiel, et rien n’est sûr. Je ne veux surtout pas leur donner de faux espoirs. Il n’y aurait rien de pire… Non, rien de pire.

Il se leva, s’approcha de la carte, lui aussi. Observa les lieux qu’il connaissait par cœur.

— On arrive aux alentours de quatre-vingt-dix jours depuis l’enlèvement du dernier gamin, Arthur. Il est fort probable qu’on trouve un nouvel épouvantail bientôt, cette semaine ou la suivante. Et qu’on soit face à une ultime disparition. Ça fera quatre. Quatre mômes volatilisés dans la nature. Contrat rempli par Freddy. Et ensuite, qu’est-ce qui va se passer ? C’est quoi, sa prochaine étape ?

Les enquêteurs avaient tendance à oublier qu’elle n’était ni magicienne ni voyante et que, en dehors des affaires criminelles, elle recevait des patients dans son cabinet comme n’importe quel autre psychologue. Son terrain, c’était avant tout des connaissances en psychiatrie criminelle, en médecine légale, en police judiciaire. Du sang, des tripes. Du concret, comme eux.

— Malheureusement, je n’en sais rien. J’ignore la place des enfants dans son plan et la raison pour laquelle il a besoin d’eux, tout comme ce qu’il leur fera par la suite.

Il y eut un silence d’outre-tombe. Ils blablataient dans cette pièce alors que des enfants vivaient l’enfer. Parfois, Abigaël imaginait des mômes recroquevillés dans des cages, nus et suspendus à trois mètres de hauteur. D’autres fois, elle les voyait couchés à même le sol, la peau noire, tremblants, alignés comme des sardines.

— Il y a un contraste géographique flagrant entre les lieux des enlèvements et les endroits où l’on retrouve les mises en scène. Freddy va chercher ces enfants-là en particulier, il les sélectionne, connaît leurs habitudes mais pas trop, sinon il aurait pris beaucoup moins de risques pour Alice. Il frappe presque par opportunité au moment du rapt, mais pas pour autant dans la précipitation. Il connaît un minimum de choses sur eux grâce aux réseaux sociaux, sans les connaître par cœur. Ça signifie qu’il ne vit pas dans la proximité de ces enfants. Il habite ici, au nord de Paris, là où il place ses épouvantails après chaque rapt. Pourquoi va-t-il chercher ces enfants si loin ? Pourquoi cette sélection précisément ? Les a-t-il croisés à un moment donné de sa vie ? Freddy a-t-il été un itinérant qui a traversé chacune de ces villes, rencontré ces enfants et qui a fini par s’établir dans le Nord ?

— Genre forain, tu veux dire ? hasarda Frédéric.

— Pas nécessairement, il peut très bien être instituteur, contremaître, médecin, commercial et avoir la bougeotte. En tout cas, aujourd’hui, il a une situation stable, n’est pas marginal. Avant chaque rapt, il dort peut-être à l’hôtel quelques jours, mange et dîne au restaurant proche des lieux des enlèvements. Ou alors, il a un véhicule adapté, camping-car, camionnette aménagée dans laquelle il mange des sandwiches…

— Faut qu’on continue à creuser par là, signifia Lemoine à ses collègues.

Abigaël approuva. Mener une enquête était un éternel recommencement, une plongée sans cesse renouvelée au cœur d’une fractale : plus on descendait dans le détail, plus ce détail s’enrichissait de nouvelles pistes à explorer, jusqu’à tomber sur un autre détail, et ainsi de suite. Et les assassins les plus retors se repliaient au fond de la fractale, attendant qu’on vienne les en déloger.

— La régularité de ces enlèvements — tous les quatre-vingt-dix jours environ — résulte peut-être d’une contrainte liée au travail. Elle pourrait par exemple correspondre à des périodes pendant lesquelles il se rend disponible pour commettre ses méfaits.

— Des congés…

— Peut-être, mais des congés en dehors des périodes scolaires, vu les dates des enlèvements. Ce qui me laisse penser encore une fois qu’il est célibataire, sans contrainte familiale. Il peut sortir le jour comme la nuit sans attirer l’attention. Il est très ordonné, obsessionnel. Les épouvantails sont réalisés avec minutie, les cheveux des victimes coupés à la tondeuse, collés avec précision, mais il laisse quelques cheveux avec les bulbes pour qu’on puisse faire des analyses ADN. Il connaît notre métier, et il aime prendre son temps dans la préparation de ce rituel. Il doit exercer une profession qui demande du contrôle, de la maîtrise, une profession où les émotions n’ont pas leur place. J’en ai établi une liste non exhaustive dans le rapport. D’ordinaire, il y a une montée en puissance dans les pulsions de ces individus, une accélération de leur passage à l’acte qui leur fait commettre des erreurs. Pas ici. Il est réglé comme une horloge suisse et suit des rails sans les quitter. L’intervalle entre les kidnappings lui permet de ne pas être repéré, de laisser « la tension » et « l’attention » retomber. C’est ce qui le rend aussi redoutable. Soyez certains que son véhicule est entretenu avec soin, que l’endroit où ces enfants sont enfermés est parfaitement sécurisé, insonorisé. Il habite la campagne plutôt que la ville.

— Pourquoi ?

— Parce que aujourd’hui, on vit dans un monde où tout est filmé et se voit. Combien recevez-vous d’appels par jour, de gens qui sont persuadés que leur propre voisin est Freddy ? Quelqu’un qui vit seul et décharge trop de nourriture de son coffre est suspect aux yeux des voisins, comme l’est un individu qui sort la nuit. J’habite une maison à la périphérie d’une petite ville et, l’autre jour, un voisin est venu frapper parce que mes volets étaient encore fermés à 10 heures alors que, d’ordinaire, je les ouvre systématiquement aux alentours de 6 heures. Il voulait s’assurer que tout allait bien et que… je ne m’étais pas endormie pour toujours. Plaisanterie mise à part, ce que je veux dire, c’est que, vu l’envergure de notre affaire et le nombre d’enfants retenus, Freddy aurait été filmé, dénoncé, tout ce que vous voulez. Il ne serait pas en train d’agir librement après si longtemps.

Abigaël jeta un regard à ses notes et revint vers son auditoire.

— Dernier point important. Vous avez reçu cette missive juste après le premier rapt : « Il y en aura trois autres. Pas un de plus, pas un de moins. » On a formellement identifié l’écriture d’Alice. Freddy l’a fait écrire pour qu’on le prenne très au sérieux, pour nous montrer qu’il est maître du destin de la gamine. Il veut qu’on s’intéresse à lui, qu’on le traque.

— Il veut l’artillerie lourde, lâcha Frédéric Mandrieux.

— Et il l’a. Mais pour le moment, il est plus malin que nous tous réunis.

Ils échangèrent encore une bonne heure sur d’autres points de l’enquête, auxquels Abigaël apporta un éclaircissement nouveau. Elle parlait de Freddy comme d’un membre de sa famille. Elle avait besoin de cette proximité pour traquer sa bête noire, l’objet de ses cauchemars, celui entré dans sa maison — son esprit — et qui dormait à ses côtés chaque fois qu’elle se couchait seule dans son lit. Paradoxalement, il était aussi le quidam qu’on pouvait croiser à la boulangerie ou dans une grande surface. Une silhouette sans visage. Un membre de la famille anonyme. La famille Merveille 51.

C’était Abigaël qui avait suggéré ce nom d’équipe, Merveille 51. Merveille, parce que la première enfant disparue s’appelait Alice, 14 ans, blonde aux yeux bleus, très mignonne, et qu’elle ressemblait à l’Alice de Lewis Carroll. 51, parce que la gamine avait été portée disparue dans la Marne, à quelques kilomètres de Reims. Le nom de l’équipe — également le nom officieux de l’affaire — devait suggérer quelque chose d’affectif dans la tête des enquêteurs, contrairement à Freddy. Une façon de penser à Alice en permanence et d’avoir de l’attachement pour elle. De la considérer comme leur propre enfant.

La psychologue salua les gendarmes et regarda sa montre : avec Léa, elles allaient pouvoir attraper le bus de 12 h 22 en direction de Lille-Centre pour aller déjeuner et faire les magasins. Tout en écoutant le message de son père sur son répondeur, elle rejoignit sa fille qui s’impatientait franchement. Elle raccrocha, contrariée. Elle n’avait rien dit à Léa mais avait prévu un tas d’activités pour le week-end : cinéma, cacahuètes grillées sur la Grand-Place, tour de grande roue, musée d’histoire naturelle… À cause de ce coup de fil, rien ne s’annonçait comme prévu.

— Désolée pour le shopping, mais c’est râpé, ma Perlette d’Amour.

— Tu déconnes, m’man ?

— Ton grand-père est parti en début de matinée d’Étretat, il va arriver pour 15 heures. Il veut nous emmener ce week-end dans un Center Parcs. Qu’est-ce que t’en penses ?

Léa afficha un grand sourire, dévoilant le discret fil de fer qui guidait la croissance de ses dents.

— Un Center Parcs ? C’est génial, ça.

— Oui, c’est génial. Le Père Noël est de retour…

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