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Garée discrètement le long d’une route, Abigaël avait la morgue en ligne de mire. Elle attendait que le frère de Frédéric sorte pour pénétrer dans son bureau. Elle connaissait bien les lieux : après avoir franchi l’accueil, on pouvait aller à peu près n’importe où, des salles d’autopsie aux bureaux de l’étage que le personnel ne fermait jamais à clé. Elle savait exactement où étaient rangés les rapports d’autopsie d’Hermand Mandrieux et, surtout, les radiographies de chaque cadavre qui transitait par l’IML.

Le légiste pouvait finir tard. Seul son véhicule restait sur le parking. En attendant, Abigaël essaya de recontacter le directeur du centre du sommeil pyrénéen. Cette fois, à son grand soulagement, il décrocha. Elle expliqua qu’elle l’avait déjà appelé quelques heures plus tôt au sujet du kidnappeur d’enfants. Il y eut un silence qui l’inquiéta.

— Monsieur ?

— Oui, oui, je suis là, et j’ai bien eu votre message, en effet. C’est vous qui avez été l’une des patientes de notre centre en 1994 ? Abigaël Durnan ?

Elle s’étonna, ne lui ayant jamais laissé entendre une chose pareille sur le répondeur.

— Comment êtes-vous au courant ?

— Un gendarme m’a appelé, il n’y a pas plus tard qu’une heure. On en est venus à parler de vous.

— Il s’appelait Frédéric Mandrieux ?

— Oui, c’était lui.

Abigaël sentit sa poitrine se serrer. Frédéric suivait sa piste. Il avait dû contacter sa neurologue ou aller la voir. Elle l’avait alors aiguillé vers le centre du sommeil.

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Une liste de patients présents dans l’établissement à la même période que vous. Il pense que l’homme que vous traquez dans cette terrible affaire de kidnapping y a séjourné, lui aussi. D’ordinaire, je ne transmets pas ce genre d’informations par téléphone, mais…

— Mais ?

— Je vais devoir réexpliquer ce que j’ai déjà dit à votre collègue ?

— S’il vous plaît.

— Il y a environ un an et demi, un fait divers sordide a fait la une des journaux régionaux. On a retrouvé le cadavre de mon prédécesseur, Pierre Mangeain, attaché contre un arbre au fond d’une forêt des Pyrénées.

Abigaël n’avait jamais entendu parler de cette affaire.

— Tué de quelle façon ?

— … Il avait été à moitié dévoré par des bêtes sauvages, le corps couvert de coups de griffes et de morsures animales. Il y en avait partout, mais plus particulièrement sur le visage. Les experts ont estimé qu’elles devaient appartenir à un renard ou à un animal de cette morphologie.

Un renard… Abigaël imagina Freddy dans les bois noirs, infliger des blessures à l’homme attaché pour le faire souffrir. Elle le voyait frapper avec son gant sur le torse, les joues. Lui déchirer les chairs avec de vraies mâchoires de renard. Restait à comprendre le mobile d’un tel acharnement.

— Il y a eu des pistes ?

— Aucune, l’affaire n’a jamais été élucidée. Les flics ont pensé à toutes les hypothèses, du pur psychopathe à une histoire de vengeance. Certains dossiers du centre du sommeil ont été étudiés, mais ils ne sont pas remontés jusqu’à 1994, c’était il y a plus de vingt ans. Bref, tout cela pour vous dire que votre collègue gendarme m’a affirmé qu’il y avait un lien avec son affaire. Que celui qui avait tué mon prédécesseur était l’homme qui retenait ces enfants, et qu’il y avait un rapport avec le centre et l’année 1994.

— Vous lui avez donc fourni la liste des patients de cette année-là ?

— Oui. Je ne viole pas le secret professionnel, les dossiers médicaux de ces enfants n’existent plus, on n’a plus grand-chose avant 1999. On a eu des inondations dans la salle des archives à cause d’une crue historique. Tout ce que j’ai pu lui fournir, ce sont des noms et des photos sur de petites fiches. Seuls les patients masculins l’intéressaient. Il y en avait vingt-trois.

— Pouvez-vous me citer leurs noms ? fit-elle.

— Pourquoi ne voyez-vous pas cela avec votre collègue ? Je m’apprêtais à scanner les fiches et les lui transmettre par mail.

Abigaël ferma les yeux, la main au front.

— C’est compliqué, il est en intervention pour le moment et j’ai un besoin urgent de ces noms, moi aussi.

— Très bien.

Il s’exécuta et lui dicta la liste. Abigaël se concentra sur chaque identité, mais aucune ne lui parlait.

— Ce mail que vous allez transmettre à mon collègue, vous pouvez me l’envoyer également de façon séparée ?

Abigaël comptait sur les photos, peut-être y reconnaîtrait-elle un visage ?

— Pourquoi séparé ? finit-il par demander. Votre appel me paraît de plus en plus étrange. Je…

— Ma fille fait partie des victimes du kidnappeur. L’un des individus que vous avez sous les yeux est celui qui retient mon enfant depuis plus de six mois. Il exerce une vengeance, vous comprenez ? Il s’en prend à ma fille pour m’atteindre moi. Je vous en prie, envoyez-moi ces fiches.

Un court silence.

— Vous les aurez d’ici une heure.

— Merci infiniment. Une dernière chose. Est-ce que vous avez fait part du message que j’ai laissé sur votre répondeur à ce gendarme ?

— Oui, je le lui ai signalé, bien sûr. Deux personnes qui m’appellent à un quart d’heure d’écart pour la même raison…

Abigaël lui communiqua son adresse mail, le remercia et raccrocha. Désormais, Frédéric savait qu’elle enquêtait de son côté. Il devait se douter qu’elle avait découvert une partie de la vérité le concernant. Qu’elle n’avait peut-être pas tant perdu la mémoire que cela. Était-ce la raison de son appel ? Le silence devait le rendre dingue.

Plus de 20 heures. Abigaël regarda l’institut médico-légal. Puisque Frédéric était au courant, cela ne servait plus à rien d’agir en secret, il fallait changer de plan, y aller la tête dans le guidon. Soumettre à Hermand Mandrieux l’idée qu’elle avait en tête.

Elle traversa la route en courant et arriva sur le parking du bâtiment. Elle entra, passa devant l’accueil déserté, emprunta l’escalier. Trois secondes plus tard, elle se tenait devant le bureau du médecin légiste. Il était debout et empilait quelques feuilles, s’apprêtant à partir.

Abigaël se positionna sur le seuil.

— Tu m’accordes deux minutes ?

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