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L’odeur tenace de cuir et de tabac froid… La danse des ombres autour d’elle… Le feulement du vent dans les arbres…

L’impression que ses paupières étaient collées à la glu. Quelque chose pulsait sous son crâne. Des sachets de punaises qu’on agitait. Elle porta une main à son œil gauche, gonflé, et récolta un peu de sang.

Elle se redressa doucement. Seule, à l’arrière de la voiture de Frédéric, au milieu d’un bois, semblait-il. L’horloge du tableau de bord indiquait 23 h 10. Quelques heures après que Frédéric l’eut assommée.

Abigaël se souvenait de tout : les découvertes concernant le centre du sommeil de Bel-Air, les confidences d’Hermand Mandrieux dans son bureau, l’arrivée de Frédéric… Il avait dû prendre le flacon rempli d’eau dans l’armoire à pharmacie à la place du Propydol.

Elle repensa aux derniers mots de Frédéric, à ses yeux de fou, et au carnage qu’il s’apprêtait à faire. Il n’épargnerait personne pour sauver sa peau. Peut-être même qu’il liquiderait tous les enfants, témoins de l’existence de sa fille.

Elle chercha son téléphone pour prévenir les secours, en vain. Elle était dans une forêt inconnue, sans doute pas loin de l’habitation de Freddy. Une fois dehors, elle observa les alentours. La forêt de ténèbres, la pleine lune qui jouait avec les feuillages et dessinait des spectres lugubres. Abigaël repéra d’infimes lumières qui palpitaient, au loin, entre les troncs. Elle ouvrit le coffre, prit une manivelle en métal et se dirigea en courant vers les lueurs.

L’habitation se détacha à l’orée du bois, isolée, enclavée entre les arbres et les champs. Un corps de ferme en U, avec ses vieilles briques, sa toiture en mauvais état, une végétation envahissante. Abigaël accéléra le pas. L’accès à la cour centrale était protégé par un portail fracturé. Elle se faufila dans l’ouverture, cramponnée à son arme qui lui parut bien dérisoire.

Un 4 × 4 ainsi qu’une petite fourgonnette — peut-être celle utilisée pour les enlèvements — dormaient le long d’une vieille grange. Des rais de lumière filtraient à travers les volets fermés de la bâtisse principale, face à elle. À droite comme à gauche, de nombreuses dépendances. Où était Frédéric ? Avait-il réussi à surprendre Freddy ? Avait-il déjà commis son massacre ?

Les enfants… Sauver les enfants… Ils pouvaient être n’importe où, mais Abigaël se rappelait les cellules indépendantes, la paille au sol, les murs en béton… Sans bruit, elle se dirigea vers un bâtiment tout en longueur, sans fenêtre, qui ressemblait à une écurie. L’épaisse porte en bois était munie d’un cadenas ouvert. Quelqu’un était donc venu récemment à l’intérieur. L’espace d’un instant, Abigaël fut traversée d’images démentes : les enfants agenouillés les uns à côté des autres, les mains liées dans le dos. Le couteau qui leur tranche la gorge. Leur sang qui coule dans les abreuvoirs. Et les gueules sombres de Frédéric et de Freddy, penchées au-dessus d’eux.

Elle ôta le cadenas le plus silencieusement possible et se faufila dans l’ouverture. Bouffée d’obscurité en pleine figure. Direction le fond du bâtiment en tâtonnant avec, pour seul guide, un infime trait de lumière lunaire au sol. Odeurs de renfermé, puis d’urine. Contre les murs, des silhouettes de fourches, de pelles, de faucilles. Ses tibias heurtèrent des ballots de paille stockés le long d’un mur.

— Il y a quelqu’un ? chuchota-t-elle. S’il vous plaît, répondez. Je vais vous sortir de là.

Elle attendit sans obtenir de réponse. Soudain, trois coups de feu successifs résonnèrent dans la nuit. Ils provenaient du corps de ferme. Abigaël perçut des froissements de paille, puis d’infimes couinements, à quelques mètres. Elle pensa à des souris prises dans un piège.

— Léa ! Léa, tu es là ? C’est moi ! C’est maman !

Cette fois, elle ne chuchotait plus. Les quelques secondes qui s’écoulèrent lui parurent une éternité.

— Maman ? C’est toi ?

Raz-de-marée d’émotion. Abigaël lutta pour rester droite sur ses jambes. Léa et Arthur criaient à présent et la suppliaient de les aider. La jeune femme se dirigea vers les voix à tâtons : du béton, du bois, du métal. Ses mains tombèrent sur un premier loquet. Elle posa la manivelle et fit basculer le lourd verrou sur le côté. Une odeur rance de nourriture lui retourna le ventre. Elle sentit alors une masse lui percuter la jambe droite et courir dans l’obscurité. Arthur.

— Sauve-toi, murmura Abigaël. Sors et cours dans le bois sans t’arrêter.

Léa n’arrêtait pas de la supplier de la libérer. Abigaël déverrouilla la porte voisine. Alice gémissait, recroquevillée dans un coin. Abigaël avança, se baissa et lui attrapa les mains.

— Faut que tu coures, Alice. Sauve-toi aussi loin que tu peux. Allez !

Mais Alice ne bougeait pas, elle restait prostrée au sol, malgré tous les efforts d’Abigaël pour l’arracher à sa prison. La jeune femme ressortit et posa ses deux mains sur le loquet voisin, comme une naufragée s’agrippe à une bouée de sauvetage. De l’autre côté de la porte, il y avait toute sa vie. Son passé, son présent et son futur.

Elle ouvrit. Sa fille, sa petite fille qu’elle croyait morte s’effondra dans ses bras. Abigaël avait l’impression de vivre le plus beau des rêves et le pire des cauchemars. Léa était à bout de forces, il fallait la soutenir. Une fois qu’elle eut extrait sa fille de la geôle, Abigaël exhorta Alice à les accompagner, en vain : l’adolescente ne voulait pas quitter son cachot. Abigaël ne pouvait pas porter les deux jeunes filles.

— Je vais revenir te chercher.

Sa fille serrée contre elle, elle fonça vers la sortie. Elles se trouvaient à quelques mètres à peine de la liberté quand une grande lumière illumina l’ensemble de l’écurie.

Une ombre noire se tenait debout devant la porte d’entrée du bâtiment, un fusil à la main. Et, sur le disque de lune en arrière-plan, se découpait une tête de renard.

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