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Frédéric écrasa sa cigarette devant l’hôpital de Dunkerque quand il vit son chef arriver. Il avait passé une partie de la nuit dans les couloirs du bâtiment, courbé sur une chaise, entre somnolence et lucidité, avec la mère de Victor, une femme démolie, au bout du rouleau, qui n’avait pas arrêté de remercier Dieu de lui avoir rendu son fils.

Dieu n’avait rien à voir là-dedans.

Les deux hommes se serrèrent la main.

— Alors ? demanda Patrick.

— Il a passé la nuit à subir de nouveaux examens. Pauvre môme… Heureusement que sa mère était là.

— Et que donnent les examens ?

— Ils ont trouvé des traces de kétamine dans son sang. Il s’agit d’un anesthésique vétérinaire qu’on peut se procurer assez facilement. On suppose que Victor a été drogué avant d’être abandonné du côté du port industriel de Loon-Plage.

Il mit une main devant sa bouche pour bâiller.

— Excuse-moi, la nuit a été plutôt blanche. Sinon, pas d’agression sexuelle, donc rien à voir, à première vue, avec une histoire de pédophilie. Abigaël avait raison. Le mobile des enlèvements est ailleurs.

— Comment va Abigaël depuis l’épisode d’hier ?

— Pas terrible, tu te doutes. Le chat suspendu, le gamin qui hurle en la voyant… Elle ne sait plus très bien où elle en est. Elle est persuadée d’avoir raison pour le chat : c’est Freddy qui l’a mis là, pas elle.

— Et toi, qu’est-ce que tu penses de tout ça ?

— J’ai confiance en elle.

— Il se peut très bien que tu lui fasses confiance et qu’elle se trompe. Allez, on entre.

Frédéric ouvrit la porte et laissa passer son chef.

— J’ai discuté avec la mère, hier soir, fit-il. Ça a été compliqué, elle est très choquée. Son fils hurle dès que t’éteins la lumière. Victor a trouvé un peu d’apaisement dans ses bras, il parle mais répond à côté des questions, et ses propos sont la plupart du temps dénués de sens. Il s’alimente avec les doigts, s’assied par terre plutôt que sur le lit, se fait du mal dès qu’il bâille ou sent le sommeil arriver. D’après la psy, il y en a pour un bout de temps avant qu’il aille mieux. Des semaines, des mois.

— C’était prévisible, répliqua Lemoine.

— On a la presse aux fesses et les parents des autres victimes qui veulent savoir… Comment on doit réagir ?

— Ordre de ne rien lâcher, on laisse la com’ faire son job et, nous, on se focalise sur le môme. C’est notre plus grosse piste.

Ils se dirigèrent vers l’escalier.

— Avant de rencontrer Victor, le médecin doit nous parler de ce qui s’est passé cette nuit. Ils ont enregistré son sommeil, ajouta Frédéric. Au fait, les lettres tatouées sur son corps, vous avez commencé à regarder ?

— On planche là-dessus. Gisèle a mis ces données dans des générateurs de mots et tout le tralala, mais ça ne donne rien pour le moment. Quant aux deux traces sur la poitrine, tous ceux qui ont vu les photos évoquent des marques animales. Des fichus sabots de chèvre…

Le docteur Hérault les accueillit au troisième étage et les invita à le suivre. L’air inquiet et très éprouvé.

— Comme je l’ai dit tout à l’heure au gendarme Mandrieux, nous disposons d’une aile spécialisée dans les troubles du sommeil, expliqua-t-il. Elle contient trois chambres où nous pouvons enregistrer les activités nocturnes des patients atteints d’insomnie, de noctambulisme, d’apnées… Cette nuit, nous avons placé Victor en observation. Je n’ai jamais vu un individu aussi fatigué et qui lutte autant pour ne pas s’endormir. Sa mère est restée à ses côtés, ça l’a rassuré et a rendu l’expérience possible.

Il entra dans une pièce informatisée. Trois écrans étaient accrochés en hauteur et montraient trois chambres différentes. Sur d’autres moniteurs placés sur un bureau, des courbes défilaient. Une patiente dormait dans l’une de ces chambres, recouvertes d’électrodes.

— Victor était branché de la même façon que cette femme qui souffre d’hypersomnie. Nous avons enregistré les données de son cerveau, de ses muscles et l’avons filmé en laissant la lumière allumée pour le rassurer. L’adolescent ne supporte pas l’obscurité. Dès qu’on éteint, il hurle. Il a évidemment tenté de résister à l’endormissement, mais la fatigue a été plus forte.

À l’aide d’un ordinateur, le médecin afficha un répertoire contenant les données sur Victor. Il lança l’un des nombreux fichiers. Une vidéo apparut. L’heure indiquait 1 h 34. On voyait Victor allongé sur son lit, sa main serrant celle de sa mère assise juste à côté. Ses yeux grands ouverts fixaient le plafond, en direction de la caméra. Sur un écran voisin de la vidéo, s’affichaient des courbes.

— Tout cela, c’est l’activité de son organisme au moment de l’enregistrement de cette nuit. Regardez Victor, ses pupilles sont dilatées, la lumière est faible. Il est nerveux, il transpire beaucoup, mais il a déjà lutté pour ne pas s’endormir, et les prémices du sommeil prennent le dessus.

Il avança de deux minutes en accéléré, puis remit en mode lecture. Il pointa son index sur l’un des moniteurs.

— La courbe liée à l’activité musculaire s’affaisse, ses muscles ne renvoient plus aucun signal électrique, ils se paralysent. Victor est désormais incapable de bouger.

Le visage de l’enfant restait immobile et sa lèvre inférieure retombait comme un pneu crevé. Yeux fixes. Frédéric pensa à Abigaël en plein état cataplectique.

— C’est impressionnant. Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est ce qu’on appelle la paralysie du sommeil, un mécanisme naturel qui empêche au dormeur de vivre ses rêves de manière physique, de courir ou de se bagarrer en temps réel alors qu’il est endormi. Normalement, la paralysie arrive quand on dort profondément, après au moins une bonne heure de sommeil. Chez vous comme chez moi.

— Il dort ou pas ? demanda Lemoine.

— Les deux, c’est ce qui est impressionnant. Pour son cerveau, il dort, d’où l’ordre de paralysie du système musculaire complet. Mais Victor est conscient pour le moment. C’est là tout le paradoxe. J’ai demandé à la mère : il n’avait jamais manifesté de troubles particuliers du sommeil avant son enlèvement.

Au bout de quelques secondes, les mouvements de sa poitrine se firent plus intenses et les pupilles se rétractèrent. L’activité du cerveau s’emballa.

— Son cerveau est en train de passer en sommeil paradoxal en un claquement de doigts. Sans aucune transition par les autres étapes du cycle. Je vous rappelle qu’il est toujours éveillé.

Frédéric se rapprocha de l’écran de la vidéo. Les pupilles de Victor se déplaçaient imperceptiblement.

— On dirait qu’il voit quelque chose.

Le médecin semblait aussi déstabilisé qu’eux.

— Exact. Sa température corporelle a baissé d’un degré et demi en moins de deux minutes, c’est ultrarapide. Et regardez sa poitrine qui s’écrase, comme s’il y avait un poids invisible sur lui.

De fait, le torse se creusait au niveau du diaphragme. Frédéric avait déjà vu des vidéos d’exorcismes, où les corps des possédés se déformaient, se cabraient. Il y avait quelque chose de similaire, ici. D’incompréhensible.

— Comment expliquez-vous ce phénomène ? demanda le capitaine de gendarmerie.

— J’en ai discuté avec un collègue spécialisé dans le sommeil ; il a rarement vu une chose pareille. La température du corps diminue lors du sommeil, mais cela est beaucoup plus graduel. Et durant la paralysie, il y a un moment où la respiration passe en mode automatique, d’où un léger mouvement de poitrine. Mais à ce point-là… Sa seule explication est que Victor subit des hallucinations hypnagogiques tellement intenses qu’elles agissent sur son physique et contractent fort sa poitrine. Ce sont…

— On sait, le coupa Frédéric. La femme qui nous accompagnait hier est narcoleptique. Elle aussi passe en sommeil paradoxal dès qu’elle s’endort. De surcroît, elle fait des cataplexies de temps en temps.

Le médecin marqua son étonnement quelques secondes et poursuivit :

— Les visions de Victor semblent effrayantes. Regardez, il les vit à cent pour cent, et ce qui est terrible, c’est qu’il ne peut ni bouger ni hurler. Juste ses yeux qui parviennent à rouler dans leurs orbites… Ces images qu’il est le seul à voir s’ancrent dans sa mémoire et le traumatisent. Il n’a conscience ni de s’endormir ni de se réveiller. Dans sa tête, ce qu’il voit existe réellement.

Au bout de quelques minutes, les courbes liées à l’activité musculaire filèrent soudain vers le haut. Sur l’écran, l’enfant se mit à hurler et se débattit, arrachant une partie des câbles reliés à son corps et à son crâne. Sa mère le serra contre elle, prise d’effroi, et appela au secours. Victor était réveillé désormais et pleurait à chaudes larmes. Frédéric et Lemoine restèrent muets devant ce sinistre tableau.

— Il a fait ça à trois reprises cette nuit, expliqua Hérault. Malgré la peur, il est incapable de résister au sommeil. Mais chaque fois, c’est le même scénario. La paralysie, la frayeur dans les yeux, la poitrine qui s’écrase, la phase de sommeil paradoxal qui dure à peine deux minutes et le réveil… Son sommeil est complètement démoli. Un véritable champ de bataille.

Hérault éteignit les moniteurs.

— Le sommeil est essentiel à notre vie, à notre équilibre. Penser que dormir est une perte de temps est une grave erreur. Notre corps a besoin des différentes phases de sommeil, notamment celles du sommeil profond et paradoxal, pour se reconstruire, se reposer, grandir, mémoriser certaines actions de la journée et oublier les autres. Sans elles, les hallucinations se multiplient, l’état mental et la santé se dégradent.

— Victor pourrait… ne pas s’en remettre ?

— Sans soins, il pourrait mourir de fatigue, au sens littéral du terme. Des études ont été faites sur des rats à qui on avait supprimé le sommeil profond et paradoxal, en leur laissant les autres phases. Ils finissent par dépérir… Nous allons évidemment tout faire pour sortir Victor de là. Il y a les traitements, les molécules, vous devez le savoir puisque vous connaissez une narcoleptique. Mais Victor devra apprendre à vaincre ses peurs s’il veut s’en sortir et pouvoir retrouver une vie normale. Tout au moins d’un point de vue physiologique.

— Vous allez le garder longtemps à l’hôpital, je suppose ?

— Le temps qu’il faudra.

Il s’éloigna quelques minutes pour répondre à un appel sur son portable. Les deux gendarmes l’attendirent dans le couloir. Patrick Lemoine se passa une main lourde sur le visage.

— Quelle horreur… T’as remarqué les yeux du gamin, comme moi. Sa pupille qui… qui s’est rétractée alors qu’il n’y avait que le plafond. T’as vu sa poitrine qui s’est écrasée…

Il garda le silence, hésitant longuement à conclure.

— Comme s’il y avait vraiment quelque chose avec lui dans cette pièce. Une présence invisible qui le terrorisait et était capable d’agir sur son physique.

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