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Il était tard, cette nuit-là, dans l’appartement, quand Abigaël s’installa au bureau, armée de ses dossiers, juste éclairée par une veilleuse. Avec Frédéric, ils avaient grignoté sur le pouce, et son compagnon était seulement en train de se doucher.

Elle se retrouvait impliquée à fond. Les secrets de l’histoire se cachaient quelque part dans sa tête, dans un bloc de neurones détruit ou juste endormi par le Propydol. À défaut de se rappeler, elle avait prévu d’aller consulter son dossier médical dès le lendemain matin, afin de savoir si elle avait mis les pieds dans un centre du sommeil au milieu des montagnes, durant son enfance.

En attendant, elle ouvrit les rapports sur les parents des enfants kidnappés. Des pages et des pages d’informations à leur sujet récoltées au cours de l’enquête, venues nourrir l’immense masse ayant trait au dossier Freddy. Elle se sentait comme Sherlock Holmes avec sa loupe : elle savait exactement quoi observer. Le passé de Benjamin Willemez et de Carine Musier, à savoir le père d’Arthur et la mère d’Alice.

Elle se focalisa donc sur Carine Musier, qui ne donnait plus signe de vie. Trente-cinq ans, née à Paris, infirmière, mariée depuis douze ans au même homme. Ils vivaient à Rethel, à proximité de Reims, lieu de l’enlèvement de la gamine, Alice, la première des disparus, alors qu’elle rentrait de son club de danse.

Abigaël parcourut avec attention diverses autres informations sur le parcours de Carine, quand son regard s’arrêta sur la ville où elle avait fait son école d’infirmière, entre 1999 et 2001 : Montauban, dans le Tarn-et-Garonne. Le même département que celui où Nicolas Gentil et sans doute Freddy avaient participé à leur colonie de vacances, l’été 2002.

Un point commun. Une trace, dans le passé, où Nicolas Gentil et Carine Musier avaient séjourné dans la même région, à des époques très proches. Carine était restée à Montauban jusqu’en 2003, où elle avait fait la connaissance de son futur mari, alors en déplacement. Ils étaient tombés amoureux, elle l’avait suivi à Reims.

Abigaël s’intéressa ensuite au père d’Arthur et tourna les pages qui le concernaient. Benjamin Willemez, commercial en systèmes d’alarme, n’était pas de leur génération. Un fils, Arthur, né sur le tard après un remariage à l’âge de 40 ans. Avant de se recycler dans les systèmes d’alarme, Benjamin avait été directeur de DDASS pendant plus de dix ans, jusqu’en 2000. Nouvelle femme, nouveau métier, changement de lieu aussi… Il avait exercé son métier de directeur à Bordeaux. Pas dans le même département que les deux autres parents, mais pas loin : encore le Sud-Ouest.

Trois des quatre parents des enfants kidnappés s’étaient retrouvés à moins de deux cents kilomètres d’écart, à la fin des années 1990, début des années 2000. Abigaël n’avait aucun souvenir d’être un jour allée dans cette région, elle avait toujours vécu à Loon-Plage, dans le Nord, suivi sa scolarité et fait ses études à proximité. Mais peut-être qu’elle y était allée avant le collège et qu’elle ne s’en rappelait plus ?

Elle afficha une carte de France sur l’ordinateur. Observa le relief plissé, à la frontière entre la France et l’Espagne. Les Pyrénées… Pouvait-il s’agir de ces montagnes aux sommets coiffés de neige visualisées dans son étrange souvenir ? Y existait-il un centre du sommeil où elle aurait pu passer du temps ?

Abigaël fit une recherche sur Internet, tapa « centre du sommeil », « Pyrénées », « montagnes ». Les innombrables résultats défilèrent : journée du sommeil en Midi-Pyrénées, réseaux de cliniques, programmes de recherches… Elle fouina sans trouver son bonheur, puis se dit qu’elle attendrait le lendemain, que son dossier médical contiendrait peut-être l’information. Elle était fatiguée, éprouvée par un mal de crâne depuis sa chute et son agression. Un mail arriva sur sa messagerie.

« Abigaël,

Désolé de vous répondre si tard, mais j’étais en déplacement toute la journée. Curieux que vous disiez ne jamais avoir reçu mon mail, car ma messagerie contient un accusé de réception ; vous l’avez donc ouvert… Mais je vous le transfère de nouveau ci-dessous. Bonne réception, et tenez-moi au courant, cette fois.


Ghislain »

— Message original —

Sujet : Votre message codé

Date : Dim, 21 juin 2015 13 :21 :51

De : Ghislain Lopez Ghislain.Lopez@gmail.com

Pour : Abigaël Durnan

Avant de lire la suite, Abigaël constata que le message datait du 21 juin, en début d’après-midi. Elle n’avait que de vagues souvenirs de cet après-midi-là. Les combles, chez Gisèle… Les têtes de carnaval… La chaleur étouffante… Elle s’était réveillée le 22 au soir. Entre les deux, le trou noir.

« Bonjour, Abigaël,

Je m’appelle Ghislain Lopez, passionné de cryptographie. Je suis tombé par hasard sur le message crypté que vous avez posté il y a quatre mois sur le forum. Celui-ci m’a interpellé et, parce que j’aime relever les défis, je me suis penché dessus… »

Elle le lut jusqu’au bout. Le chiffre-livre… Un ouvrage, des pages qu’on utilisait comme des repères… Les nombres du code qui ne dépassaient jamais 48… Elle eut soudain un déclic : elle pensa à la collection de bandes dessinées de son père. Était-il possible qu’Yves ait utilisé XIII pour coder son fameux message ? Tout pouvait-il être aussi simple, aussi évident, et se résoudre grâce à cet internaute ?

Abigaël se précipita dans la chambre de Frédéric, tira les deux caisses rangées sous le lit avec une curieuse impression de déjà-vu, et qui, à peine saisie, s’échappait de sa mémoire. Elle avait déjà fait ce geste, inscrit quelque part dans ses neurones.

Elle fouilla parmi les objets de son père mais ne trouva pas les albums de bandes dessinées. Pourtant, elle était certaine de les avoir mis là et avait dit à Frédéric de ne surtout pas les vendre à son marché aux puces. Les avait-il déplacés ? Elle chercha dans la bibliothèque, en vain. Regarda partout autour. Les objets, les meubles. Souleva la manche de son sweat pour vérifier la présence des brûlures.

Où se nichaient ces fichues bandes dessinées ? Elle revint lire le message de Ghislain Lopez. Si elle avait vraiment reçu ce mail le 21 juin, où était-il passé ? Il avait disparu de sa boîte de réception. Était-ce Frédéric qui l’avait supprimé ?

Abigaël fit un douloureux et inutile effort de mémoire. Dans son cahier de rêves, elle relut son dernier songe avec attention. « Il y avait devant moi une valise pleine de drogue… » « Cocaïne… » Abigaël ne se souvenait plus de rien, à peine d’avoir rêvé. C’était comme si tout s’effaçait progressivement de sa mémoire. Comme si ce rêve, dans quelques jours, ne lui appartiendrait plus. « Le bruit des avions… » « Une tour de contrôle rouge et blanche, juste devant, entre les arbres. »

Et si elle avait déjà lu le mail de Lopez, compris le code de son père et réussi à décrypter son message ? Et si c’était la réalité ? Et si elle était réellement allée dans ce bois pour y déterrer une valise pleine de drogue, le 21 ou le 22 juin ? Mais dans ce cas, ne se serait-elle pas fait un tatouage ou une brûlure pour en garder la trace ?

Elle enrageait de ne disposer d’aucun moyen de vérifier. Aucune possibilité de s’assurer que ça avait vraiment existé.

Au claquement de la porte de la salle de bains, elle supprima le message de l’internaute et revint sur les pages Internet. Frédéric se planta derrière elle. Sa peau sentait bon, et il avait lissé ses cheveux noirs en arrière.

— Tu peux y aller, la place est libre.

Il l’enlaça. Abigaël sentit les poils de ses avant-bras se dresser. C’était comme si un signal d’alarme s’était déclenché en elle.

— Tu as trouvé quelque chose dans le passé des parents ?

— Peut-être que oui. Un point commun géographique, entre 1990 et 2000. Le père d’Arthur était directeur d’une DDASS à Bordeaux. La colonie était à une centaine de kilomètres, tout comme Montauban, la ville où la mère d’Alice a fait ses études d’infirmière.

— Freddy serait passé par l’établissement de Benjamin Willemez à cette époque-là ?

— Ça correspondrait bien à son profil. Un enfant sans repères, sans base familiale fixe. Un enfant de la DDASS.

— Et toi, là-dedans ?

— Je ne sais pas. Je cherche un centre du sommeil dans les Pyrénées, ce qui créerait un nouveau point commun. J’ai toujours cette image incrustée dans ma tête.

Frédéric se dirigea vers la cuisine.

— Je vais préparer une tisane. Il est tard, il faut qu’on récupère un peu. Demain, à la première heure, on se penche là-dessus.

Abigaël se leva et, avant de se rendre dans le couloir, demanda :

— Au fait, tu sais où sont les bandes dessinées de mon père ?

Frédéric avait la main plongée dans un placard.

— Je les ai vendues, avec tous les vieux objets d’Yves que tu m’as donnés, comme le sextant. Pourquoi ?

— Je t’avais dit de ne pas les vendre !

Frédéric écarquilla les yeux, des sachets de tisane dans les mains.

— Tu plaisantes ? Tu ne m’as jamais dit une chose pareille, bien au contraire : tu voulais t’en débarrasser parce qu’elles appartenaient à ton père, justement. Bon sang, Abigaël, même ça, tu ne te le rappelles pas ?

Malgré ses mains qui tremblaient, Abigaël essaya de sourire. Frédéric ne la lâchait pas des yeux.

— Excuse-moi, j’avais oublié…

Elle se rendit à la salle de bains et ferma la porte à clé, chancelante. Elle appuya ses deux mains sur le lavabo, la tête entre les épaules, convaincue que Frédéric lui mentait.

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