La première chose que sentit Frédéric, quand il rentra après cette harassante journée de juin, fut l’odeur puissante des antiseptiques. Intrigué, il s’avança, jeta un œil vers le bureau et son ordinateur. La cigarette à peine entamée et écrasée dans un cendrier qu’il n’utilisait jamais le surprit : Abigaël ne fumait pas.
— Abigaël ?
Il posa sa veste sur le dossier du canapé et s’avança dans le couloir. Il entendait le plancher grincer dans leur chambre : sa compagne se réveillait peut-être d’une sieste. En passant devant la salle de bains, il remarqua des compresses tachées de sang ou de Bétadine, entassées près du lavabo. Il se précipita alors vers la chambre. Abigaël allait et venait, le téléphone collé à l’oreille. Éparpillés sur le lit, ses six cahiers de rêves. Le dernier, le numéro 6, était ouvert. Il y avait également un roman tout neuf, La Quatrième Porte, de Josh Heyman.
— Pas de réponse, fit Abigaël en raccrochant. J’appellerai la maison d’édition de Josh Heyman demain à la première heure.
Elle s’était changée : elle portait un sweat beige à manches longues, alors qu’il faisait plus de vingt-cinq degrés à l’extérieur. Légère pointe de sang sur le tissu. Frédéric s’approcha, saisit sa main gauche et souleva la manche de son vêtement. Il découvrit un pansement.
— Ce n’est rien, Fred.
— Tu t’es blessée ?
Pas de réponse. Il décolla le sparadrap avec délicatesse. La présence du petit cratère rose vif dans la chair, sur le haut de l’avant-bras, lui serra l’estomac. Une brûlure de cigarette…
— Mon Dieu, Abigaël, ne me dis pas que…
— Les aiguilles ne suffisent plus. Et aucun rêve ne peut simuler la douleur d’une brûlure pareille. Quand je me suis brûlée, je savais que, ce que je venais de vivre, c’était la réalité. C’est important, primordial pour moi d’être lucide. Parce qu’il est en train de se passer quelque chose qui va peut-être m’aider à avancer enfin.
Frédéric remit délicatement le pansement en place. Il glissa une main sur la nuque d’Abigaël et la caressa.
— Elle restera à vie, cette brûlure, tu t’en rends compte ?
— Justement.
— Il ne faut plus que ça se reproduise, Abi. Dis-moi comment t’aider.
Elle se précipita vers le lit et s’empara du livre qu’elle lui plaqua dans les mains.
— En me disant si tu as déjà vu ce livre. Je l’ai acheté une première fois il y a six jours à la librairie. Je l’ai forcément rapporté ici, posé sur une table ou dans la bibliothèque. Regarde-le bien.
Frédéric retourna l’ouvrage, jeta un bref coup d’œil à la quatrième de couverture.
— Jamais.
— Si ! Forcément ! J’ai le ticket de caisse du 11 juin !
Elle lui prit le livre des mains, l’ouvrit à la page 387, écrasa son index sur la ligne du haut. Frédéric lut la réplique. Abigaël attrapa l’étincelle qui brilla une fraction de seconde au fond de ses yeux.
— Tu m’as expliqué que c’était le surnom que tu donnais à Léa. Elle avait trouvé une minuscule perle dans une huître, l’année dernière…
Abigaël acquiesça avec conviction.
— Elle était toute fière. Le livre est sorti il y a moins de trois mois, fin mars. Il parle d’enlèvements d’enfants, de réseaux, de séquestrations. Ce Josh Heyman a remplacé les gendarmes par les flics, changé les lieux et les motivations de son criminel, mais il a pris pour schéma une partie de notre enquête, aucun doute là-dessus. Quatre enfants kidnappés, comme nous. Même son enquêtrice a des points communs avec moi. Et il parle d’un accident de voiture dans lequel elle aurait perdu ses parents.
Dans le mille. Frédéric se pinçait toujours la lèvre inférieure avec les doigts quand il était déstabilisé. Elle lui montra de surcroît le « J-O-S-H » décrypté, issu de son rêve.
— Tout me mène à ce livre.
Frédéric s’assit sur le lit.
— Ce Perlette d’Amour, il réapparaît ailleurs dans l’histoire ?
— Non, j’ai vérifié. Seulement à la page 387.
— OK. On procède calmement et on essaie d’y voir clair. Un type écrit un roman qui sort fin mars en s’inspirant, selon toute vraisemblance, de notre affaire. Au fait, parenthèse, que deviennent les mômes dans le livre ?
— Ça finit mal. On les retrouve morts à la frontière belge, lestés au fond d’un étang privé, chez un type à la tête d’un réseau pédophile. Le genre d’histoire sordide à la Marc Dutroux…
— Très réjouissant. Bref, l’affaire déchaîne les passions, la presse s’enflamme, on a nos pommes dans les journaux, et tes qualités d’experte en criminologie sont mises en avant. Il suffit de taper ton nom sur Internet pour avoir un tas d’articles régionaux, dont un grand portrait sur trois pages. La presse t’aime bien et te suit depuis quelques années : une psychocriminologue narcoleptique, on n’en croise pas tous les jours… Donc, l’auteur de ton bouquin se sert de ces articles pour bâtir son intrigue. De plus, il a peut-être des sources dans la gendarmerie, qui sait ? Il écrit son livre, le publie au beau milieu de notre enquête. Tu l’achètes il y a quelques jours, peut-être que tu le lis en entier, mais que tu ne fais pas attention à la page 387 ? Il suffit que tu sois déconcentrée ou fatiguée… Et puis, il y a tes pertes de mémoire. Jusqu’à présent, c’était loin dans le passé, mais peut-être que…
Il se tut.
— Quoi qu’il arrive, je ne te laisserai pas tomber. Jamais.
Frédéric avait visé juste, comme souvent. Abigaël le regarda dans les yeux, ces deux grands cercles d’ombre où elle aimait se perdre quand ça n’allait pas.
— Léa détestait que je l’appelle Perlette d’Amour. Moi, je savais que ça la faisait enrager, mais c’était dans nos petites disputes qu’on se parlait le plus. Je la serrai contre moi, je passais mes mains dans ses cheveux et ça, je ne pouvais pas le faire quand tout allait trop bien. Il y avait comme une sorte de pudeur installée entre nous. À 13 ans, elle devenait déjà un petit morceau de femme avec son caractère, tu sais ?
Elle se tut, les yeux rivés au sol. Frédéric savait, dans ces moments-là, qu’Abigaël était avec sa fille. Que, d’une certaine façon, elles communiquaient, toutes les deux. Il la laissa tranquille, partit dans la cuisine et ouvrit le congélateur. Soupir… Bac de glace au caramel… Grosse cuillère… Certains courent jusqu’à l’épuisement pour se vider de toute la merde qu’ils ont dans la tête. Lui ne pouvait pas, à cause d’un lancinement aux tendons de l’épaule gauche au moindre effort prolongé. Alors il compensait avec le shoot de sucre en intraveineuse, courbé seul sur sa table, le bac devant lui comme un morceau de désespoir.
Abigaël se tenait là, debout dans son dos, et le regardait engloutir ces quantités astronomiques.
— Perlette d’Amour, c’était notre truc à nous, fit-elle en s’approchant. Alors comment ce Josh Heyman peut-il être au courant ?
— Léa en a peut-être parlé autour d’elle ? répliqua Frédéric, des moustaches de glace autour des lèvres. À l’école ? À son club de tennis ? Sur Internet ? Elle allait bien sur Internet, non ?
— De temps en temps.
— Le terme est arrivé aux oreilles du romancier d’une façon ou d’une autre, et il l’a utilisé pour son livre. C’est une coïncidence, une mauvaise coïncidence.
Abigaël se mit à aller et venir, mains sur le crâne, lissant ses longs cheveux vers l’arrière. Frédéric avalait sans goût, sans envie, mais à cadence ralentie. Le sucre lui tapissait la langue et l’estomac, et il avait l’impression que sa gorge gonflait comme après une piqûre de guêpe. Un vrai couple de barges, songea-t-il. Elle brûlée par le chaud et lui par le froid.
— Peut-être que c’est une coïncidence, mais peut-être pas, fit Abigaël. Le 6 décembre 2014, la voiture de mon père se fracassait contre un arbre, et Freddy était justement là. Deux mois plus tard, je retourne là-bas, et je trouve un poème dans lequel ma fille m’annonce qu’elle va mourir. Aujourd’hui, dans un livre qui parle d’enlèvements d’enfants et dont l’enquête ressemble à la nôtre, je retrouve quelque chose de très intime, qui nous concerne, Léa et moi. Je veux comprendre comment c’est possible. Alors, je vais retrouver ce Josh Heyman. Je dois savoir comment il a pu écrire des mots que seule ma fille aurait pu prononcer.