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— Ça y est, elle est en train de s’endormir.

Frédéric se tenait aux côtés d’Aude Denis, la neurologue qui suivait Abigaël depuis quelques mois. Une fois informée pour les piqûres d’aiguille, la spécialiste lui avait donné un rendez-vous en urgence et demandé de se rendre non pas au centre du sommeil où elle consultait d’ordinaire mais, ici, dans l’unité de neurologie de l’hôpital Roger-Salengro.

De l’autre côté de la vitre, Abigaël était allongée dans un scanner TEP, une grosse machine cylindrique bourrée de technologie. La jeune femme serrait dans son poing un capteur. Depuis quelques secondes, la pression sur ce dernier diminuait, ce qui montrait qu’elle s’endormait.

Aude Denis jeta un coup d’œil aux écrans qui affichaient sous différentes coupes et en temps réel les activités du cerveau d’Abigaël. Puis elle opéra les derniers ajustements. Frédéric fixait sur un moniteur le visage de sa compagne qu’une caméra filmait.

— Hier, elle m’a appelé au travail toute paniquée, en me parlant d’un bleu sur l’omoplate droite. C’était vrai, j’ai vu cet hématome quand je suis rentré. D’après elle, ce bleu proviendrait de ses rêves. Elle a été frappée exactement au même endroit par un personnage imaginaire, un croquemitaine, alors qu’elle dormait.

Il lui tendit la création en cours d’Abigaël, imprimée le matin même.

— Ce n’est pas tout à fait terminé, mais elle travaille sur cette horrible scène depuis hier matin.

— Elle m’a déjà montré ses créations. C’est très sombre, mais elle est douée.

Il pointa le personnage aux membres désarticulés, lardés de corps étrangers, qui tenait sa grande faux.

— C’est lui qui l’a frappée dans le rêve. Quand elle s’est réveillée, toujours selon elle, le coup était là. Comme si le rêve avait réellement eu un impact physique. Vous avez déjà rencontré ce genre de cas ?

Aude Denis considéra longuement la photographie, puis prit quelques notes sur un cahier. Derrière elle, le tracé de l’électroencéphalogramme s’excitait.

— Des espèces de stigmates, des blessures qui apparaîtraient spontanément, vous voulez dire… ? Jamais. Elle aurait pu se faire ça toute seule ?

— Compte tenu de l’emplacement, ça me semble difficile. Et puis, elle s’en serait souvenue, non ? Vu la taille de l’hématome, ça a dû lui faire un mal de chien.

La neurologue resta dubitative.

— Désolée, je n’ai pas d’explications scientifiques.

Elle finit par désigner le visage d’Abigaël sur l’écran.

— Voilà, elle dort. Regardez ses yeux, ils bougent très rapidement sous ses paupières. Ce sont des REM, des mouvements oculaires rapides, qui n’interviennent que durant le sommeil paradoxal.

— J’ai déjà vu ça. C’est très impressionnant.

Aude Denis était une femme de petite taille, avec de fins sourcils arqués et un faciès tout en rides. Frédéric ne sut pourquoi, mais il pensa à Lucy, l’australopithèque.

— Vous n’êtes jamais venu à un rendez-vous au centre. Elle refuse de vous parler de sa maladie, je présume ?

— Elle est très pudique là-dessus. Quand elle travaillait en tant qu’experte à la gendarmerie, elle ne parlait jamais de ses problèmes à personne. Il y avait bien ses siestes pendant les réunions, elle allait dormir quelques minutes, puis elle revenait comme si de rien n’était. Certains de mes collègues prenaient ça à la rigolade, ils pensaient que ce n’était qu’une sorte de simulation, un truc de psy.

— La narcolepsie est une maladie que les gens ont beaucoup de mal à comprendre. Six mois après, comment surmonte-t-elle l’épreuve de l’accident ?

— Il y a des hauts et des bas. Parfois, elle a les idées très noires, un comportement borderline, genre, j’ai envie de sauter par la fenêtre et, d’autres fois, ça va beaucoup mieux. Vous savez sûrement qu’elle a tout plaqué, mais elle envisage de rouvrir un cabinet. Et elle va le faire très vite, j’en suis certain. Parce que, quand elle a une idée en tête…

Il désigna l’écran du menton.

— Alors comme ça, elle est déjà en train de rêver… ?

— Oui. C’est l’une des caractéristiques principales de son trouble. Vous devez savoir qu’il y a différentes étapes du sommeil : somnolence, lent léger, lent profond, profond, puis paradoxal, qui intervient en fin de cycle, environ une heure et demie après l’endormissement… Mais chez Abigaël, malgré le traitement, quelques endormissements irrésistibles surviennent n’importe quand dans la journée et la plongent aussitôt en sommeil paradoxal. Elle se met alors à rêver, à peine après avoir fermé les yeux.

La spécialiste considéra les différents moniteurs qui représentaient des plans animés du cerveau d’Abigaël. Un feu d’artifice coloré y explosait. Aude Denis pointa un doigt sur l’un des moniteurs.

— Les zones liées aux stimuli extérieurs et au décodage des scènes visuelles complexes sont hyperactives. L’amygdale et l’hippocampe lui procurent en ce moment même des émotions très fortes.

Toutes les courbes s’excitaient. Frédéric regardait les mouvements de l’électroencéphalogramme grandir et se resserrer, comme si l’appareil de mesure devenait fou. Les yeux d’Abigaël roulaient sous leurs paupières à une vitesse folle.

— Ce n’est pas normal, tout ça, docteur. Qu’est-ce qui se passe ?

— Elle vit son rêve à plein régime. Différentes zones de son cerveau communiquent entre elles, il y a des échanges intenses qui, chez vous comme chez moi, n’existent pas. Tout se passe comme si elle était éveillée. Elle rêve mais, en ce qui la concerne, c’est la réalité, et de façon beaucoup plus forte que pour n’importe lequel d’entre nous. Dans les rêves, trop instables, on ne peut jamais lire ou écrire, les décors changent sans cesse. Mais Abigaël, elle, m’a déjà dit qu’elle y parvenait. Dans ses rêves, elle appuie sur un interrupteur, et la lumière s’allume, contrairement à vos rêves et aux miens. De plus, d’après ce que je vois ici, elle semble capable de juger, de réfléchir, d’analyser.

— Alors, c’est pour cette raison qu’elle se pique avec des aiguilles ? Pour être certaine de ne pas rêver ?

— Oui. Pour essayer de différencier rêve et réalité. Il faut vraiment tenter d’imaginer ce qu’elle vit : si vous étiez à sa place, notre discussion, tous ces examens, toutes ces machines pourraient être le fruit de votre imagination. Et vous vous réveilleriez dans votre lit, dans quelques minutes, avec l’impression que tout ceci était vrai.

Frédéric posa une main à plat sur la vitre. Abigaël se tenait juste là, à quelques mètres, mais son esprit voguait peut-être à des milliers de kilomètres.

— C’est terrible.

— Ça l’est d’autant plus que ses rêves sont rarement agréables. Tout la ramène à sa propre histoire, à l’accident, à ses phobies, notamment à sa peur panique de se noyer, à votre affaire de kidnapping.

— Et puisque c’est tellement intense, un coup porté sur elle dans son rêve ne pourrait-il pas avoir une réelle répercussion sur son physique ? Je suis bien le dernier à croire à ce genre de choses, mais j’ai déjà entendu que l’esprit pouvait agir sur le corps.

— Vous en revenez à cette histoire d’hématome… Bien sûr, il se produit un tas d’échanges neurophysiologiques durant les rêves, le corps réagit en conséquence : suées, chair de poule. Mais pas au point de provoquer de telles lésions.

— Et pourtant, le coup est bel et bien là… Comment on peut enrayer ce mal qu’elle se fait avec les aiguilles ?

— Êtes-vous sûr qu’Abigaël prend correctement son traitement ? Son Propydol, notamment ? Cinq gouttes vers 22 heures, puis une autre prise dans la nuit lorsqu’elle se réveille. De mauvais dosages pourraient la déstabiliser à ce point, amplifier la force de ses rêves…

— Il me semble, oui. Elle fait toujours ça dans la salle de bains. Ses médicaments, c’est son territoire secret et je ne me suis jamais vraiment posé la question. Ça fait tellement d’années qu’elle ingurgite toutes ces substances qui lui détruisent la mémoire.

La neurologue soupira.

— Le Propydol est malheureusement la seule molécule capable de lui offrir une vie normale. Sans ce traitement, elle…

— Je sais, trancha Frédéric. J’ai vu ses cicatrices, j’ai senti les plaques sous sa peau. C’est ou perdre la mémoire, ou ne plus pouvoir sortir de chez elle parce qu’elle tombe en cataplexie n’importe où, toutes les deux heures. L’autre jour, ça lui est arrivé dans la cuisine, je l’ai rattrapée de justesse. Sans ça, elle se serait fracassée sur le carrelage.

Le tracé de l’encéphalogramme retrouva soudain une cadence moindre. Treize minutes après l’endormissement, Abigaël sortit de sa somnolence diurne et ouvrit les yeux. Elle respira fort et regarda autour. La spécialiste appuya sur un bouton.

— Tout va bien, Abigaël. C’est le docteur Denis. Vous êtes à l’intérieur d’un scanner dans l’unité de neurologie, vous vous rappelez ?

— Euh… oui…

— Un technicien va venir, ne bougez pas.

Aude Denis coupa le son. Elle mit les mains dans son dos et regarda sa patiente sortir du scanner.

— Je vais analyser toutes ces données, mais ces piqûres avec des aiguilles m’inquiètent. Elles sont quand même nombreuses. Et puis, il y a cette histoire d’hématome, à présent…

De nouveau, elle considéra le cliché de la scène cauchemardesque.

— Comme si ses rêves prenaient de plus en plus le pas sur sa vie réelle. Si ces signes empirent, nous essaierons de trouver une solution pour éviter qu’Abigaël ne finisse par se faire vraiment mal.

— Par « solution », vous entendez…

— … la psychiatrie.

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