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Elle resta longtemps plongée dans ses pensées et ses souvenirs. L’expert en accidentologie, à grand renfort de dessins et d’hypothèses, avait avancé l’idée d’une possible éjection entre les deux chocs successifs contre les arbres. Une chance sur dix mille de survivre, or les probabilités étaient faites pour être déjouées.

Bref, tout ce fouillis d’explications la laissait très sceptique.

Elle inspecta la trousse de toilette d’Yves. Son éternel rasoir à main, du savon, la vieille brosse à dents et le peigne noir… Elle disposa l’ensemble sur le lit, ajouta le Zippo avec la gravure du fou. Cette poignée d’objets constituait le portrait de son père, finalement. Un type de l’ombre, qui fumait pas mal, se contentait du minimum, parlait à l’économie et qui, aussi loin qu’Abigaël s’en souvenait, n’était jamais à la maison.

Elle s’en voulait tellement quand elle se rendait compte que la disparition d’Yves ne lui faisait pas aussi mal au cœur que celle de Léa. Son père était presque devenu un étranger, ces dernières années. Elle ne se le rappelait plus dans sa prime jeunesse, ne le voyait plus la prendre sur ses genoux ni jouer avec elle… Était-ce parce qu’il ne l’avait jamais fait, ou parce qu’elle ne s’en souvenait pas ?

L’autopsie n’avait révélé aucune maladie, ni tumeur au cerveau ni organe mal en point. Quant aux traces remarquées sur les avant-bras de son père… le médecin n’avait rien pu en déduire. Ça ressemblait à des marques caractéristiques de toxicomane, mais les analyses toxicologiques n’avaient décelé aucune trace de stupéfiant. Et puis, son père, se droguer ? Aussi crédible qu’un Amish jouant à Candy Crush. Peut-être ces traces étaient-elles dues à l’injection de médicaments non détectés dans les analyses sanguines standard. Il aurait sans doute fallu creuser davantage, réaliser d’autres examens pour comprendre…

Un mystère de plus, auquel elle n’aurait jamais la réponse.

Ses yeux revinrent sur le contenu de la valise de sa fille, avec l’étrange impression qu’un élément n’était pas à sa place. Ou, plus précisément, que quelque chose manquait. Elle essaya de réfléchir, mais son esprit naviguait en plein brouillard. Elle dormait comme une enclume, faisait des rêves de plus en plus bizarres et avait en permanence la sensation de flotter.

On frappa. L’agent immobilier, Guillaume Morel, lui fit un bref sourire et s’écarta pour laisser entrer le visiteur. Ce dernier, la quarantaine, une bouche longue et fine, des traits sud-américains, lui adressa un hochement de tête, puis se positionna au milieu de la chambre.

— Elle est parfaite. Combien de mètres carrés, vous m’avez dit ?

— Seize, répliqua l’autre. Sans compter la surface du dressing intégré dans la cloison.

Il s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le jardin, se dirigea vers le dressing pour l’ouvrir. Abigaël se précipita et lui posa une main sur le poignet.

— C’est à ma fille. N’y touchez pas !

L’agent immobilier se racla la gorge. Les deux hommes sortirent de la chambre, poursuivant leur conversation. Abigaël se prit la tête entre les mains, consciente de sa réaction inappropriée. Le visiteur devait la prendre pour une barge, surtout après la visite de sa chambre à coucher, aussi chaleureuse qu’un bloc de chirurgie. Frédéric avait peut-être raison : le meilleur traitement était sans doute de reprendre le travail à leurs côtés, de continuer à traquer Freddy, mais Abigaël ne s’en sentait pas encore le courage. Ça ne faisait que deux mois. Comment enquêter sur des enfants disparus alors que…

18 h 10. L’agent était reparti et Frédéric n’allait plus tarder. Il lui rendait visite trois fois par semaine. Elle avait refusé de le voir au début mais, désormais, elle appréciait sa venue. Elle lui préparait un café, ils discutaient un peu… Puis, vers 22 heures, après son départ, elle engloutissait vite fait un truc sorti du congélateur et avalait un dernier verre de vodka mélangé au Propydol. Un cocktail sacrément efficace qui l’assommait jusque tard le lendemain. Même pas besoin de se lever la nuit pour prendre la seconde dose censée prolonger son sommeil.

Elle se servit vite un fond d’alcool, coupé avec de la glace et beaucoup de citron, histoire de se retourner l’estomac. Deux petites gorgées, papilles en éveil, le tourbillon des molécules carbone, hydrogène, oxygène savamment associées pour déclencher la production de dopamine. Circuit de la récompense activé, cerveau heureux. Pas besoin de boire davantage. Quelques secondes plus tard, elle se sentit voguer tel un voilier sur une mer d’huile.

Elle alla chercher son ordinateur portable et, installée devant la fenêtre qui donnait sur le jardin, le posa sur ses genoux. Elle entra la marque notée sur l’une des clés, Matriochka, dans un moteur de recherche. Après un rapide tri et des pages et des pages sur les poupées russes, Abigaël tomba sur les bateaux de plaisance Matriochka. Aucun souvenir que son père en possédât un ni qu’il fût particulièrement féru de bateau ou de navigation. Et puis, ça devait coûter bonbon, ce genre d’engin. Si Yves avait été propriétaire d’un navire, le notaire lui en aurait parlé, non ? Et pourtant, le porte-clés en forme de gouvernail…

Elle leva les yeux de l’ordinateur, pensive, fixant le petit porte-clés. « J’espère que tu trouveras la vérité, autant que je souhaite que tu n’y arrives jamais… » Pouvait-il y avoir un rapport avec un bateau ?

Le doigt parcourant la cicatrice circulaire de son cou, elle regarda ensuite par la fenêtre, l’esprit flottant. Son carré de pelouse poussait en pagaille, en proie aux mauvaises herbes. La silhouette d’un chat se dessina sur la palissade. Abigaël le regarda évoluer de longues minutes sous la lueur des lampadaires quand, soudain, un déclic se fit dans sa tête. Elle se rua dans la chambre de sa fille. Observa les éléments posés sur le lit.

Où était la peluche de Léa ?

Elle souleva les vêtements, en vain. Sa fille l’avait pourtant glissée dans sa valise juste avant le départ pour le Center Parcs. Elle était même retournée la chercher dans la maison, Abigaël en avait la certitude.

Elle composa le numéro de téléphone de Palmeri et, après quelques mots, lui demanda s’ils avaient trouvé un chat noir dans l’une des valises, dans le coffre ou à proximité du véhicule. Le chef de la brigade accident de Saint-Amand réfléchit à voix haute, compulsa quelques notes et répondit par la négative. Sans lui donner davantage de précisions sur les raisons de son appel, Abigaël raccrocha et porta les mains à son visage. Elle n’y comprenait plus rien. Si la peluche était rangée dans la valise de Léa avant l’accident mais plus après, alors quelqu’un l’avait forcément prise.

Elle se rua sur les affaires de Léa éparpillées sur le lit. S’il manquait le chat, peut-être que… Elle souleva un pantalon bleu ciel, à la recherche d’un autre pantalon, celui à carreaux rouges et blancs que sa fille avait aussi décidé d’embarquer pour le week-end. Tous les vêtements se retrouvèrent sens dessus dessous sur le couvre-lit.

Pas de pantalon à carreaux.

Abigaël fut prise d’une brutale panique, persuadée que quelqu’un avait fouillé les valises avant l’arrivée des secours. Il ne manquait rien dans la sienne, et elle ignorait pour celle de son père.

« Vous vous en êtes sortie miraculeusement. Hormis quelques coupures de verre sur le visage, une légère hypothermie et un hématome au niveau de la poitrine, le scanner n’a révélé aucune lésion interne. »

La voix du médecin de l’hôpital Roger-Salengro tournait en boucle dans sa tête. Il planait tant de mystères autour de l’accident. Que s’était-il passé, cette nuit-là, durant sa période d’inconscience dans les feuilles ? Comment la peluche et le pantalon avaient-ils pu disparaître de la valise fermée à clé ? Comment Abigaël s’était-elle retrouvée à cinq mètres du véhicule sans blessure grave, sans fracture et sans avoir pu sortir du véhicule après le choc ?

Son téléphone sonna. Frédéric. D’après le bruit de fond, il était en voiture.

— Je ne passerai pas aujourd’hui, fit-il d’une voix nerveuse. Lemoine vient de m’appeler. Freddy a recommencé, Abigaël. Il nous a livré son dernier paquet.

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