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Face au barbu, elle inspira fort pour ne pas montrer son désarroi. Elle prit les papiers et les roula dans sa main.

— Cette feuille dans un classeur, c’est tout ce que vous avez de lui ?

— On n’a besoin de rien de plus.

— Et il vous réglait en espèces, je suppose ?

L’employé de la capitainerie n’éprouva pas le besoin de répondre. Il tendit la main.

— Vous ne pouvez pas prendre ces papiers, j’en ai besoin pour…

— Non, vous n’en avez plus besoin. Xavier Illinois est mort. Il s’est fracassé à plus de quatre-vingts kilomètres/heure contre un arbre, et il a tué ma fille.

Abigaël l’abandonna à sa surprise et sortit en gardant tous les papiers. Les seules traces pour le moment de l’existence de Xavier Illinois.

Ainsi, son père vivait sous une autre identité, il possédait une fausse carte datée de 2013, un permis bateau et probablement d’autres documents administratifs trafiqués. Il existait donc un Yves Durnan, paisible retraité louant une maison à Étretat, ancien propriétaire d’une Volvo noire immatriculée 76 d’un côté, et un Xavier Illinois, propriétaire d’un grand bateau dans le port de plaisance du Havre, de l’autre.

Nouvelle gerbe d’angoisse à l’approche des quais. L’à-pic vers les flots noirs, le ponton, les coques oppressantes. Elle revint au niveau de l’embarcation dépourvue d’identité. Comme son père.

Mal au cœur, tristesse.

Elle s’agenouilla — la peur d’être aspirée, toujours —, s’agrippa d’une main à un bout, et tira de l’autre sur la petite passerelle en bois accolée à la coque. Le choc du métal contre le bois la tétanisa. Elle franchit l’obstacle sur les paumes et les genoux, en manque d’oxygène, avec l’impression de grimper l’Éverest. Sur le pont, la tête lui tourna. Le port, les lumières, les bouées éclairées, tout était sens dessus dessous. Elle cracha ses tripes au sol ; elle avait la sensation qu’elle allait crever sur place. Après quelques minutes interminables, elle put enfin se relever.

Le bateau, vu le modèle, avait dû coûter un paquet d’argent. Combien ? Cent, deux cent mille euros ? Comment s’acheter un engin pareil et payer un loyer en même temps ? Son père avait forcément une caisse noire issue de ses années de service aux douanes. Ainsi que toutes les connaissances humaines et techniques nécessaires pour vivre sous deux identités différentes.

À la vitesse d’un astronaute sur Mars, elle se dirigea vers la porte en métal de la cabine fermée — son calvaire commençait à peine, chaque infime mouvement du bateau lui donnait le tournis. Clé Matriochka dans la serrure. Un déclic. L’impression de sombrer dans un monde parallèle, celui du mensonge. Avec prudence, elle descendit un escalier — son angoisse monta encore d’un cran — et s’enfonça sous le pont. Ses doigts pressèrent un interrupteur.

Ça sentait le vieux bois laqué et le cordage mouillé. Elle découvrit un véritable lieu de vie d’une quinzaine de mètres carrés. Un lit pliant sur lequel traînaient des vêtements en désordre, un salon plus chaleureux qu’à Étretat, un jeu d’échecs posé sur une table basse, avec les fous renversés. Une petite cuisine encombrée où gisaient encore une bouteille de vin ouverte, des conserves, un sac-poubelle qui dégageait une sérieuse odeur de pourriture. Tous les tiroirs étaient ouverts et vides. Des poupées russes gisaient dans une caisse, ouvertes, mélangées. Les fameuses Matriochka.

Yves avait-il fait disparaître le contenu des tiroirs ? Ou quelqu’un était-il venu pour fouiller ? Quand ? Et pourquoi ?

Le pont grinça soudain, au-dessus de sa tête. Elle s’immobilisa, retint son souffle, mais il n’y eut plus aucun bruit. Sans doute le vent.

Abigaël fit circuler l’air dans ses poumons par grandes et lentes respirations. Elle évoluait sur un plancher solide, rien à craindre. Retour à ses réflexions. Le sentiment que son père était parti de cette cabine précipitamment, laissant tout en plan. Qu’il avait fui quelque chose. Avait-il eu peur ? Avait-il été menacé ?

Abigaël essaya de comprendre : un homme qui n’existait pas d’un point de vue légal avait vécu sur un bateau dans un port déprimant. Il avait quitté le navire sous l’identité de Xavier Illinois et débarqué chez elle sous celle d’Yves Durnan pour qu’ils passent ensemble un week-end au fin fond de l’Est. Pourquoi ? Son père voulait-il lui parler de sa double vie ? Cherchait-il à fuir ? À se cacher ? Voulait-il tout lui expliquer ?

Elle entreprit une fouille plus approfondie — sans jamais jeter un coup d’œil par les hublots, toujours cette sensation qu’une gueule immense et salée voulait l’avaler —, mais ne trouva aucun papier. Qu’est-ce qu’Yves fichait sur ces eaux polluées ? Elle se rappelait la mine fatiguée et ravagée de son père, ses kilos en moins, les traces d’aiguille sur ses bras…

Soudain, son regard fut attiré par un gros poisson-lune gonflé et hérissé d’épines, accroché dans un filet décoratif, au milieu d’étoiles de mer séchées et de coquillages. Elle se souvint de la photo retrouvée dans la valise d’Yves, celle qui servait de marque-page à la BD XIII, avec le mot au dos : « J’espère que tu trouveras la vérité… »

Il s’agissait exactement de ce poisson-là.

Elle décrocha avec prudence l’animal séché du filet. Pourquoi avoir photographié ce curieux poisson ? Pourquoi l’avoir ensuite fait développer, puis glissé dans la BD ? Elle observa cette boule d’épines de tous les côtés et le secoua : quelque chose de très léger gisait à l’intérieur.

Abigaël alla chercher un couteau dans la cuisine et incisa le ventre gonflé, devenu dur et sec comme de la kératine. Elle découvrit un petit morceau de papier, probablement introduit par l’espèce de bec qui faisait office de bouche.

Déplié, il indiquait :

10–30 9-13 1-45 6-32 12–12 19–40 1-24 4–4 6-35 5–7 9-26 14–23 10-13 15–45 8-18 7-44 5–7 1-48 8–8 9-34,

7-46 16–12 11-15 8-47 7-12 6–7 12–21 7-44 6-35 20–21 7–7 17–44 16-34 7-34 3-41,

3-24 4-32 8-30 10-9 7-18 6-10 9-16 2-23 4-48 9–9 12–45 3-45 2-23 9–9 14–43 16-37 6-34 8-33,

Et ainsi de suite, plus d’une page de chiffres et de tirets.

Un code secret. La raison de la fouille du bateau ? Qu’y avait-il à découvrir derrière cette curieuse suite de numéros ? Probablement un message, vu la présence des virgules.

Soudain, la porte claqua. Ses sens se mirent en alerte. L’instant d’après, elle entendit un signal électrique, puis le ronflement du moteur. Elle se jeta sur l’escalier en métal et se précipita vers l’issue verrouillée de l’extérieur.

— Ouvrez !

Les bruits mécaniques couvrirent ses cris. Elle eut beau tambouriner, hurler, rien n’y fit. Le sol se mit à tanguer, elle put sentir la vitesse du bateau, la hargne des flots, et s’accrocha à la rambarde de l’escalier, les intestins en vrac. Il lui fallut se battre — son corps pesait des tonnes — pour s’approcher du hublot. Nausées, brûlures d’estomac, chute libre… Le navire longea l’épi anti-houle bordé de lumières clignotantes et quitta le bassin.

Les lueurs du port diminuaient, l’obscurité lui voilait progressivement la vue. Le bateau s’enfonçait en pleine mer. Son cimetière. Là où elle était déjà morte noyée une fois.

Elle essaya d’utiliser son téléphone portable, éprouva toutes les peines du monde à appuyer sur les touches 1 et 7 tant ses mains tremblaient. Envie de vomir, encore. Pas de tonalité. Avec tout ce métal, au ras de l’eau, son appareil ne trouvait pas le réseau.

Où l’emmenait-on ? L’avait-on suivie ? Qui tenait la barre du navire ?

Le bateau s’immobilisa soudain au milieu des flots. Moteur coupé, vibrations effacées. Dehors, la mer faisait le gros dos. Le métal grinçait çà et là, et le plancher tanguait comme dans un manège de foire. On allait la balancer à la flotte. La laisser couler dans les abysses sous la nuit noire. On retrouverait son corps dans un an, dévoré par les crabes.

La jeune femme trouva la force de dissimuler le papier avec le code à l’intérieur de son soutien-gorge. Elle entendit les pas au-dessus. Mains et genoux au sol, elle s’agrippa à tout ce qu’elle pouvait et se traîna jusqu’à la minuscule cuisine. Elle serra un grand couteau de toutes ses forces.

Ce fut à ce moment-là que la lumière disparut. Noir hermétique, façon cercueil. Dedans, dehors. Plus aucun point de repère. Juste ce mouvement de roulis, tenace, lancinant. Abigaël se cacha derrière un meuble vissé dans le sol, cernée de poupées Matriochka éventrées.

La porte grinça au ralenti. Un pied sur une marche. Une grosse bottine noire à la semelle de crêpe. Une torche puissante à l’assaut de l’obscurité dévorait chaque recoin. Abigaël eut beau se cacher, le faisceau la croqua par le dessus. L’ombre, perchée dans l’escalier, dominait toute la cale.

L’œil de lumière la frappa en plein visage.

— Qui êtes-vous ? s’écria-t-elle, un bras relevé pour protéger ses yeux. Qu’est-ce que vous voulez ?

Aucune réponse. Juste le ricanement du bois sec. L’instant lui parut durer une éternité. Elle était piégée dans cette souricière, sans moyen de fuir. L’ombre descendit encore de quelques marches, le pas lourd comme celui d’un croque-mort. Abigaël vit alors un éclair dans la nuit. Une électrode se planta dans son blouson. Une fraction de seconde plus tard, elle gisait au sol, entre les poupées, traversée par une douleur indescriptible.

Incapable de bouger.

L’ombre s’approcha et se pencha vers elle, l’éblouissant de sa torche.

Puis ce fut le noir.

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