Après sa visite dans la maison de Josh Heyman sur L’Île-Grande, Abigaël était retournée à l’hôtel de Pleumeur-Bodou avec l’ordinateur portable de l’écrivain, le cahier aux signes incompréhensibles et les deux dessins. Mais cette fois-ci, Heyman avait protégé l’accès aux données de sa machine par un mot de passe.
Abigaël s’était couchée à 1 heure du matin, percluse de douleur : après avoir fait un crochet par une pharmacie de garde, elle avait ajouté une troisième brûlure à son avant-bras, seule entre ses quatre murs, assise sur son lit. Une fois les soins accomplis, elle avait englouti son verre d’eau accompagné de Propydol : ne surtout pas oublier l’étape en Bretagne et ses découvertes. Sur une feuille de papier, elle avait noté la nouvelle phrase à se faire tatouer à son retour à Lille. Une garantie de la réalité.
Le médicament l’avait fait sombrer malgré la brûlure lancinante. Dès le réveil, après sa toilette, en route, direction Nantes. La ville où Arthur, 9 ans, victime Numéro 3, avait disparu le 5 septembre 2014.
Midi sonnait quand elle frappa à la porte d’une belle maison individuelle, à la périphérie de la ville. La femme qui lui ouvrit s’appelait Catherine Willemez. Abigaël connaissait son pedigree par cœur : 40 ans, institutrice, mariée depuis quatorze ans à Benjamin, 52 ans, commercial en systèmes d’alarme. Un fils unique, Arthur. Une famille équilibrée avant la disparition, socialement bien intégrée, avec de bons revenus. Abigaël savait aussi que, lors de sa dernière rencontre avec Catherine, elle était soignée pour dépression et avait cessé son activité professionnelle : difficile d’enseigner à des enfants avec son propre fils disparu.
Et ça ne semblait aller guère mieux aujourd’hui. Le drame du kidnapping avait chassé toute beauté de son visage et éteint ses yeux, devenus deux cailloux morts, d’un bleu passé, trop longtemps noyé sous les larmes.
La présence d’Abigaël surprit Catherine, mais cette dernière savait que si on devait lui annoncer quelque chose au sujet d’Arthur, cela aurait eu lieu en présence des gendarmes. Elle la laissa entrer, l’invita à s’asseoir dans un fauteuil et éteignit la télé qui diffusait une émission de cuisine, sans le son. Abigaël posa une pochette à élastiques sur la table basse.
— Je suis désolée pour… (Catherine fit un geste circulaire)… pour tout ce bordel, mais je ne m’attendais pas à votre visite.
Table à repasser au beau milieu du salon, corbeille de linge par terre. Les volets à moitié fermés, noyant l’intérieur d’ombre. Un rideau décroché de sa barre pendait comme un drapeau en berne. Une dizaine de souvenirs d’Arthur — des photos encadrées, des coupes et des médailles de foot, des porte-clés en forme de ballons — remplaçaient la décoration et la porcelaine dans le grand vaisselier. Il aurait aimé être un grand footballeur. Il serait tout au mieux un survivant, comme Victor.
— J’ai cru entendre dire que Victor Caudial allait bien, lâcha-t-elle en s’essayant en face d’Abigaël.
— Disons qu’il va un peu mieux.
Elle mentait. Victor était toujours traumatisé, sous traitement pour réguler son sommeil. L’incube continuait à hanter ses nuits.
— Ça fait un mois qu’il est sorti de l’hôpital et rentré chez sa mère. Le temps de la reconstruction va être long.
Catherine poussa un soupir et se passa une main sur le crâne. Abigaël savait qu’elle était migraineuse depuis l’adolescence.
— Je déteste ce môme. Pas fichu de dire où est retenu mon petit garçon. Sa mère nous a empêchés de lui parler quand on est allés la voir avec mon mari. Une garce égoïste. Comment une mère peut faire ça à une autre mère ?
Catherine Willemez avait sombré du mauvais côté de la frontière. Elle en voulait à la terre entière, comme la plupart des victimes de ce genre de drame. Comme elle-même, il y a quelques mois.
— Mon mari y croit encore, lui, dur comme fer. Il me le dit souvent : « Je sais qu’Arthur est vivant… Je sais qu’Arthur est vivant et je te promets qu’il reviendra un jour, comme Victor… C’est lui que le ravisseur doit relâcher maintenant. Peut-être qu’il marchera, comme lui, en pyjama au bord de la route, et qu’on pourra de nouveau le serrer dans nos bras… » Oh, mon Dieu, si vous saviez comme c’est difficile !
— Oui, je sais.
— Non, vous ne savez pas. Vous ne savez rien du tout parce que, vous, vous avez une vie normale.
Abigaël garda quelques secondes le silence.
— Votre mari n’est pas ici ? J’aurais aimé vous parler de l’enquête et vous montrer quelque chose, à tous les deux.
— Il va arriver d’un instant à l’autre. Il rentre rarement le midi, vous avez de la chance.
Catherine haussa les épaules et se leva.
— Café ?
— J’en ai déjà bu deux tasses ce matin. Thé, si vous avez…
— J’en bois jamais. Mais je dois avoir ça quelque part.
Abigaël se leva à son tour, pour ne pas rester seule devant les photos d’Arthur souriant. Catherine fouillait dans les placards.
— Vous savez qu’on ne baise plus depuis des mois ?
— Madame Willemez, je…
— Mon mari se déplace dans toute la France à cause de ses alarmes, il découche souvent dans les hôtels et moi… j’ai mes sources. Ça fait quatre mois que ça dure. Pendant que je lui repasse ses putains de pantalons, il va baiser ailleurs.
Un tic nerveux souleva sa lèvre supérieure, côté droit. Abigaël pensa à un doberman sur la défensive.
— Avec qui, j’en sais rien. Peut-être des prostituées ? Je veux dire, je suppose qu’il baise, parce que, bon Dieu de merde, qu’est-ce qu’il pourrait bien aller foutre dans des hôtels qui, la plupart du temps, sont à seulement dix kilomètres d’ici ?
Tandis que l’eau de la bouilloire chauffait, Catherine Willemez se servit un café d’une main tremblante, en en renversant un peu à côté.
— Et moi, vous savez quoi ? Je ne dis rien. Il baise, ça, c’est sûr, mais c’est parce qu’il a besoin de compenser, je le sais. Je préfère ça plutôt que de le retrouver avec la corde au cou. Vous voyez ce que je veux dire ? Vous êtes psy, hein ? Vous voyez sûrement ce que je veux dire…
Elle servit le thé et rapporta le tout sur la table basse du salon. Elle souriait d’un air étrange à présent, un mouvement de lèvres qui n’avait rien d’heureux, mais davantage la résultante du chaos qui devait régner dans sa tête.
Il y eut un bruit de moteur, puis un claquement de portière dans l’allée du jardin.
— Quand on parle du loup…
Benjamin Willemez entra. Il portait un costume gris anthracite, une cravate bleu ciel et une écharpe à rayures grises autour du cou. Malgré son élégance, il avait le visage laminé, dont chaque ride témoignait de sa souffrance. Il resta immobile dans l’embrasure de la porte en apercevant Abigaël.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Il paraît que cette dame à des choses à nous montrer, répliqua sa femme.
Abigaël lut de la méfiance dans l’attitude de Benjamin. D’un geste mille fois répété, il accrocha son écharpe au portemanteau encombré, s’approcha et ne lui serra pas la main. Il adressa un rapide regard à sa femme — qui n’avait rien de chaleureux — et alla se servir un bourbon accompagné d’une poignée de glaçons. Il s’effondra dans le fauteuil, comme vidé de son énergie, et fit tourner la glace dans son verre.
— Dites-moi que vous avez des nouvelles. De bonnes nouvelles.
Abigaël se racla la gorge.
— Vous savez que les gendarmes sont toujours autant mobilisés pour retrouver Arthur. Il y a évidemment des progrès depuis que Victor s’en est sorti, il nous a livré des éléments importants, mais vous n’ignorez pas que ça reste une enquête extrêmement compliquée.
— On se fiche que ce soit une affaire compliquée. Ça fait des mois que vous nous servez le même baratin, à nous et aux autres parents. Qu’est-ce que vous avez à nous apprendre de neuf ? Pourquoi vous êtes venue ?
La mère d’Arthur, vautrée au fond de son fauteuil, n’avait pas touché à son café et s’arrachait les ongles avec les dents, scrutant le nœud de cravate de son mari. Abigaël prit sa pochette à élastiques et en sortit le cahier, ainsi que les deux dessins trouvés au-dessus de l’armoire d’Heyman. Elle tendit au père le premier d’entre eux, celui qui représentait la porte cintrée. La mère jaillit de sa place et s’empara du papier.
— Dites-moi si ça vous suggère quelque chose.
— Rien du tout.
Catherine avait à peine regardé la feuille qu’elle l’avait déjà rejetée sur la table. Son mari chaussa une paire de lunettes et observa le dessin.
— Ça vous parle ?
Il le rendit à Abigaël.
— Non. Pourquoi vous nous montrez ce dessin ?
Sans répondre, Abigaël lui tendit le second, celui de l’enfant au maillot de foot. Benjamin Willemez ne réussit pas à contenir son émotion. Ses yeux se mouillèrent instantanément.
— C’est la tenue d’Arthur le jour de son enlèvement. Où est-ce que vous avez eu ça ?
Abigaël montra une photo de Josh Heyman.
— Ces deux dessins appartiennent à cet homme dont je ne préfère pas vous dévoiler l’identité. Est-ce que vous l’avez déjà rencontré ? Regardez bien.
La photo d’Heyman circula entre leurs mains. Ils secouèrent tous deux la tête.
— Jamais. C’est lui, le kidnappeur ?
— Non.
Le père pointa son index sur le bas du dessin. « Cro-Magnon. »
— Alors, comment il peut savoir ?
— « Cro-Magnon », c’est le surnom que vous donniez à votre fils, c’est bien ça ?
Benjamin Willemez ôta ses lunettes et s’essuya les yeux avec le dos de la main.
— Oui… Catherine le surnommait « mon grand », mais moi, je l’appelais « mon petit Cro-Magnon ».
Abigaël posa ses mains à plat sur le fauteuil pour tenter de contenir l’émotion qui pouvait la submerger à tout moment. Le terme Cro-Magnon avait aussi été utilisé dans le livre d’Heyman pour désigner Quentin, l’un des enfants kidnappés. Elle essaya de respirer calmement. Hors de question de sombrer devant eux.
— Qui savait que vous l’appeliez comme ça ?
— Sûrement quelques personnes à droite, à gauche. Des gens de l’école, des copains à qui Arthur aurait parlé… Il n’y a qu’ici, à la maison, que je l’appelais de cette façon. C’était notre petit truc à tous les deux.
— Possible qu’Arthur ait évoqué ce surnom sur Internet ?
— Il a 9 ans… Enfin, 10 maintenant, répondit sa femme. On venait de lui acheter une tablette, avec contrôle parental. On surveillait. Mais vous le savez déjà. Pourquoi diable il serait allé mettre « Cro-Magnon » je ne sais où sur Internet ?
Catherine se leva de son fauteuil et s’empara des dessins. Elle les regarda encore et encore, puis revint vers Abigaël, lui collant la photo d’Heyman devant les yeux.
— C’est lui, hein ? C’est ce fils de pute qui a fait ça ? Pourquoi vous nous dites pas qui c’est ? Pourquoi vous l’arrêtez pas ?
Abigaël était ailleurs, déconnectée. Elle pensait à Léa, Perlette d’Amour. Au chat dessiné par Gentil et à son hurlement dans la chambre. Trop, bien trop de coïncidences pour que l’écrivain ne soit pas mêlé à toute cette histoire. Catherine se jeta sur elle et l’agrippa par le col.
— Rendez-moi mon enfant !
Benjamin Willemez dut intervenir pour les séparer. Sa femme partit dans une autre pièce, en pleurs, faisant valser le cahier de Nicolas Gentil. Le mari le ramassa et fixa les innombrables symboles dessinés sur le papier. Abigaël, qui réajustait son col, vit à quel point les cercles, les carrés, les triangles semblaient le perturber.
— Ces symboles, ça vous parle ? demanda-t-elle.
Il hésita et rendit le cahier.
— Non. Jamais vus.
— Vous êtes bien certain ? Le moindre indice pourrait nous aider, vous le savez.
— Absolument certain. Qu’est-ce qu’ils représentent ?
— Je l’ignore. Ils étaient aussi sur tout un pan de mur dans sa chambre.
Benjamin la raccompagna vers la sortie.
— Je suis navré… pour ma femme.
— Ne le soyez pas.
— Dites-moi juste qui c’est, ce type. Vous avez la photo, vous avez les dessins. Vous savez des choses importantes qui touchent l’intimité de mon fils. Pourquoi vous n’avez pas encore retrouvé les enfants ? Pourquoi vous ne trouvez pas où ils sont enfermés, bon sang ? Avec tous les moyens dont vous disposez, vous devriez y arriver.
— Je suis désolée, je ne peux pas vous en dire davantage.
Abigaël lui tendit sa carte de visite et lui attrapa la main alors qu’il s’apprêtait à la saisir.
— Surtout, si vous avez besoin de me parler…
Elle l’abandonna à ses interrogations, regagna sa voiture et démarra. Elle fixa Benjamin Willemez dans le rétroviseur aussi longtemps que possible, avant de disparaître à un virage, avec la certitude qu’il avait reconnu les étranges symboles dessinés par Nicolas Gentil.