30

L’éditeur de Josh Heyman rabaissa les manches de sa chemise, comme s’il était tout à coup saisi d’un grand froid. Il poursuivit ses explications.

— Josh était recroquevillé dans les draps ensanglantés, et il n’avait plus de doigts. Plus un seul. Coupés net, jusqu’à la deuxième phalange. Comme ça.

Il mima le geste avec la tranche de sa main droite s’abattant sur sa main gauche.

— Les dix doigts, mademoiselle Durnan.

— Il les avait tranchés lui-même ?

— Oui.

Chatillon se leva et se servit de l’eau dans un gobelet. Il en proposa un à Abigaël, tous deux burent pour chasser le goût de l’horreur. La jeune femme imaginait parfaitement la scène qu’avait dû découvrir son interlocuteur, sur cette île aux allures de territoire maudit. Chatillon se tamponna les lèvres avec un mouchoir.

— Elles étaient brûlées en plus, ses mains. Je pense qu’il avait cautérisé les blessures avec du feu. Les pompiers sont arrivés, ils ont pu le sauver, mais pas ses doigts. D’après eux, Josh n’aurait probablement pas survécu quarante-huit heures de plus. Quant aux doigts, il se les était coupés avec une espèce de guillotine miniature de sa confection. Un truc élaboré avec une lame de hache, un guide, un système de poulies, un bac récupérateur…

Abigaël encaissait. Qu’était-il passé par la tête de Josh Heyman pour en arriver à un carnage digne d’un film de série B ? Ça sentait la maladie psychique à plein nez. Crise de démence ? Schizophrénie paranoïde ? L’éditeur regardait ses propres mains ouvertes devant lui, les tournant et les retournant comme deux objets sacrés.

— … Si la façon dont il s’était mutilé ne laissait aucun doute, restait, entre autres questions immédiates et urgentes, celle-ci : où étaient les doigts ? Le bac reposait à côté de la guillotine, taché de sang mais vide. Les pompiers savaient qu’il y avait très peu d’espoir pour une greffe, mais ils voulaient les retrouver, ces dix doigts… Question de principe, vous comprenez ?

Abigaël acquiesça, son esprit carburait à fond. L’écrivain n’avait certainement pas cherché à se suicider, mais à se mutiler.

— Où étaient-ils ?

— Dans la cheminée, calcinés, au milieu des cendres. Josh s’est servi de ses poignets rapprochés pour porter le bac de la guillotine et verser son contenu dans les flammes.

— Il accomplissait donc une succession de gestes bien précis, planifiés, malgré la douleur qui devait être atroce. Il n’a pas expliqué pourquoi ?

— Il n’a plus prononcé un mot après son acte.

Abigaël tenta de remettre de l’ordre dans ses idées à la suite de ces révélations tellement inattendues. Un écrivain, qui coupe ses dix doigts avec un objet confectionné par ses soins et les brûle ensuite, avant de s’allonger dans son lit et d’attendre une mort lente et douloureuse…

— Quelles ont été les conclusions ? Il y a eu une enquête ?

— Il n’y a pas eu besoin d’enquête. Il y avait une caméra dans le salon où ça s’est produit. Josh a… tout filmé.

— Vous avez vu ce film ?

— Non, mais d’après son psychiatre, Josh fixait la caméra quand la lame s’est abattue sur ses deux mains. Aucune panique, aucune peur, rien.

Il secoua la tête, comme s’il ne croyait pas à ses propres paroles.

— Josh s’était mutilé tout seul, son cas relevait de la psychiatrie. D’après ce que j’ai appris, il avait déjà eu quelques problèmes plus jeune, mais nous l’ignorions quand nous avons publié ses livres. Je n’ai pas d’informations sur son suivi psychiatrique, je sais juste qu’il est toujours enfermé en établissement spécialisé.

Abigaël sentait un sel piquant sur ses lèvres : celui du goût de la traque. Elle voulait comprendre, forer le crâne d’Heyman à la perceuse et en toucher les secrets.

— Josh ne voulait surtout pas qu’on puisse lui greffer ses doigts, c’est pour cette raison qu’il les a brûlés, n’est-ce pas ? Il a supprimé le principal outil qui lui permettait d’écrire.

— Oui. J’ignore pourquoi, ainsi que la raison de cette mise en scène sordide. Les écrivains de romans noirs sont souvent hantés par des démons, mais à ce point-là… Quel gâchis. Josh n’était pas un grand auteur, mais il savait tenir en haleine ses lecteurs et pouvait encore progresser.

Abigaël passa une main sur son avant-bras droit, au niveau de la brûlure de cigarette. Le feu marqueur… Le feu destructeur… Le feu, témoin du pire. Elle imaginait ce type vu en photo, assis face à la cheminée, les mains en sang, en train de regarder ses doigts se consumer, tandis qu’une caméra filmait. Elle voyait les flammes au fond de ses yeux d’ogre. Quels secrets cachait son esprit déréglé ? Pourquoi une telle autopunition ? S’agissait-il d’un vrai châtiment, ou d’un acte de pure folie ?

— J’ai besoin de connaître sa véritable identité.

— Après tout ce que je vous ai dit, il n’y a plus aucune raison pour que je vous la cache, vous auriez vite fait de la retrouver, de toute façon. Il s’appelle en vérité Nicolas Gentil. Triste ironie du sort de porter un nom pareil, vous ne trouvez pas ?

— Et il est interné…

— … à l’hôpital Eugène-Debien, au fin fond de la Bretagne, dans une ville appelée Plogoff. C’est là que se trouve la pointe du Raz. Une rapide recherche sur Internet vous donnera l’adresse exacte. J’ai déjà regardé des photos, je n’ai jamais vu un lieu aussi sinistre. On dirait un hôpital sorti des années 1900.

La pointe du Raz, située à une trentaine de kilomètres de Quimper, destination du billet de train de son fichu rêve imbriqué. Abigaël essaya de cacher son trouble en buvant son verre d’eau, mais Chatillon remarqua sa nervosité.

— Vous avez parlé d’éléments dans son livre qui vous concernaient, fit-il. Vous m’expliquez ?

— Je le ferai si je comprends, je vous le promets.

Elle se leva pour le saluer. Chatillon garda longtemps la main d’Abigaël dans la sienne.

— On aurait pu faire de la publicité autour de toute cette histoire, dit-il. Un écrivain qui se coupe les dix doigts, c’est le genre de fait divers qui fait vendre des livres. Mais même si on a du mal à survivre, on est une structure honnête. Cette sinistre histoire n’a heureusement pas été médiatisée, je compte sur vous pour que cela n’arrive pas.

— Vous pouvez me faire confiance.

Elle le remercia de nouveau. Il l’accompagna jusqu’à l’escalier.

— Une toute dernière question, monsieur Chatillon, fit Abigaël deux marches plus bas. Josh avait-il entamé un nouveau roman au moment du drame ?

— Non, non. Enfin, je ne crois pas. La Quatrième Porte venait juste de sortir, c’était trop tôt. Il y avait eu trois ans entre Les Pierres noires et son deuxième livre. Josh écrivait vite une fois lancé, mais il aimait prendre son temps entre deux histoires.

— Dans ce cas… Josh ne s’est peut-être pas mutilé pour s’empêcher d’écrire.

— Pourquoi il aurait fait ça, alors ?

— Il s’est peut-être puni pour ce qu’il avait écrit.

Загрузка...