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Abigaël roulait sur l’A1, autoradio éteint, direction la maison d’édition de Josh Heyman. La Quatrième Porte, ce romain effroyable dévoré la veille, où l’on pouvait lire, page 387, l’expression « Perlette d’Amour », était posé sur le siège passager. Elle avait réussi à décrocher un rendez-vous pour 14 heures avec l’un des éditeurs de la société.

Auparavant, elle avait mené des recherches sur Internet et déniché une poignée de critiques des deux livres d’Heyman sur des blogs. Les Pierres noires, le roman paru en 2012, traitait d’une enquête autour d’un trafic d’or en Guyane française, et les retours de lecture se révélaient plutôt mitigés, reprochant un manque de crédibilité et de rigueur dans la structure de l’histoire.

Les avis sur La Quatrième Porte partageaient davantage les lecteurs. Certains — visiblement les plus extrêmes des amateurs de thrillers — avaient adoré, surtout pour le caractère violent, sans limites du livre, et d’autres le descendaient, le considérant comme un ramassis d’horreurs et de complaisance dans les descriptions sordides et les maltraitances sur mineurs.

Quant à l’auteur, Josh Heyman, Internet n’en disait pas grand-chose. Aucune interview ni information sur cet homme, y compris sur le site de l’éditeur où d’autres auteurs de la maison possédaient pourtant une page dédiée. Comme si on avait cherché à l’effacer, à l’oublier. Abigaël avait juste glané deux ou trois photos d’Heyman sur les moteurs de recherche. Un grand type brun et costaud, la trentaine, les sourcils en accent circonflexe, les yeux noirs et insondables. Une force de la nature.

Comment cet homme en était-il venu à choisir l’expression « Perlette d’Amour » ? Pourquoi avait-il fait mourir les parents de son héroïne dans un accident de voiture, se rapprochant ainsi curieusement de la trajectoire personnelle d’Abigaël ?

Grâce au GPS, elle arriva dans le centre de Paris vers 13 h 30. Porte de Clignancourt, boulevard de Magenta, République, Bastille. Terrasses de cafés bondées, des scooters partout, des bus, des taxis explosant en nuées écarlates. Des bouches de métro vomissant leurs paquets d’humains comme des billes sur un plateau de verre. Tant bien que mal, elle dénicha un parking souterrain et s’engagea à pied, rue de la Roquette, une pochette à élastiques dans la main. La maison d’édition se trouvait au fond d’une cour où se côtoyaient ateliers de peintres, studios d’enregistrement indépendants et sociétés de production.

Le stagiaire qui l’accueillit l’amena auprès du directeur littéraire, un homme d’une quarantaine d’années, petites lunettes aux verres pas plus larges que ses yeux bleu-gris, et les cheveux d’un blond paille attachés en queue-de-cheval. Le nez enfoncé dans des piles de manuscrits qui recouvraient la surface de son bureau. Il se leva pour la saluer.

— Je suis navré pour l’encombrement. Je rentre d’un séjour aux États-Unis et… voilà le travail.

Il pria Abigaël de s’asseoir, ôta ses lunettes et mordilla l’extrémité de l’une des branches, quand la jeune femme se mit à lui expliquer la raison de sa visite.

— J’aimerais pouvoir rencontrer Josh Heyman, lui poser quelques questions sur son livre que vous avez publié en mars, La Quatrième Porte.

— Grégoire vous a déjà expliqué par téléphone que nous ne répondons malheureusement pas à ce genre de requêtes, ceci dans le but de protéger nos auteurs. Nos prédécesseurs étaient beaucoup plus laxistes que nous sur ce point, ça a parfois causé des soucis. Il y a les salons du livre pour les rencontres. Josh n’en a jamais fait. Je pense que vous avez compris que Josh Heyman est un pseudonyme et que l’auteur ne souhaite pas révéler sa véritable identité à ses fans…

— Je ne suis pas une admiratrice, monsieur Chatillon.

Son nom était placardé en grand sur la porte, comme sur les loges des artistes. Abigaël ouvrit sa pochette et poussa les photos des trois enfants disparus, imprimées depuis l’ordinateur de Frédéric.

— Je m’appelle Abigaël Durnan. Je suis la psychologue qui travaille sur l’affaire du kidnappeur des trois enfants auprès de la section de recherches de Villeneuve-d’Ascq. Affaire dont semble s’être très fortement inspiré votre auteur.

Ludovic Chatillon la considéra avec de grands yeux qui, comme n’importe qui la croisant pour la première fois, se portèrent sur le cercle rougeâtre à sa gorge. Il finit par tirer les photos à lui et considérer les trois visages, les uns après les autres. Alice, Victor et Arthur…

— Vous avancez, avec cette histoire ? Il paraît qu’un gamin a été retrouvé.

— Il y a deux mois, en effet.

— Et les autres ? Des nouvelles ?

— L’enquête suit son cours.

Il paraissait gêné quand il rendit les clichés à son interlocutrice.

— J’espère que vous retrouverez celui qui a fait ça. Vous savez, les auteurs de romans policiers s’inspirent très souvent de la réalité, mademoiselle Durnan. Ils s’abreuvent de faits divers, de presse à sensation et de drames réels pour construire leurs fictions. Pour quelle raison souhaiteriez-vous rencontrer Josh Heyman ? Il a fait quelque chose de mal ? Vous voulez intenter un procès ? Vous savez, nous sommes une petite structure, ici.

Le ton et l’air de l’éditeur avaient changé. Il paraissait désormais affligé.

— Il n’est pas question de procès, répliqua Abigaël. C’est juste qu’il y a des éléments troublants dans son livre qui me concernent personnellement. Des choses que je n’ai jamais révélées à personne. Et j’ai besoin de savoir comment votre auteur s’est procuré ces informations.

L’homme gardait un silence de confesseur. Ses yeux parcouraient le visage d’Abigaël comme s’ils lisaient les lignes d’un manuscrit.

— Il n’y a aucune information au sujet de Josh Heyman sur votre site Internet, renchérit Abigaël. Ni biographie ni bibliographie alors que c’est le cas pour les autres auteurs de votre maison. Je ne quitterai pas ce bureau avant de savoir pourquoi.

Chatillon laissa traîner son regard sur la feuille qu’il avait sous les yeux avant l’arrivée d’Abigaël. Il la souleva délicatement et la posa au-dessus d’une pile. Puis il se leva et alla fermer la porte, avant de revenir s’asseoir, l’air grave.

— Vous avez raison. Josh a commencé à plancher sur son roman au second semestre 2014. Mais à l’époque, il ne nous a jamais dit qu’il s’était inspiré de votre affaire. Je l’ai découvert quand il m’a remis le manuscrit au début de l’année. J’ai fait le rapprochement avec cette enquête médiatisée. Mais le roman reste une pure fiction, nous avons décidé de le publier quand même.

Il fit signe à quelqu’un qui voulait entrer avec un paquet de feuilles de passer son chemin.

— Fin mars dernier, Josh est venu à la petite soirée de lancement organisée avec quelques lecteurs et blogueurs. Je l’ai senti très mal ce soir-là. Pas en forme, fatigué, triste, alors que la sortie d’un livre est censée être une explosion de joie, l’aboutissement d’un long travail. Il a parlé sans entrain à deux ou trois personnes puis est retourné s’enfermer dans la résidence secondaire héritée de ses parents, où il a l’habitude d’écrire ses terribles histoires…

Son téléphone fixe sonna. Il décrocha, raccrocha et laissa le combiné en dérangement.

— Josh n’a pas eu un passé facile. Ses parents sont tous les deux décédés dans un crash d’avion. Cent quarante-huit morts… Il avait 8 ans à l’époque. Un môme qui se retrouve seul du jour au lendemain, élevé par un oncle. Pas évident à surmonter.

Abigaël comprenait la véritable raison de l’accident de voiture des parents, dans le roman : Josh s’était inspiré de son expérience personnelle, de son propre deuil. Elle avait sans doute fait fausse route en établissant un rapprochement avec elle. Mais cela n’expliquait pas l’utilisation de l’expression propre à Léa et elle, « Perlette d’Amour ».

— Dans la semaine qui a suivi la sortie du livre, on a cherché à le joindre pour qu’il accepte de rencontrer quelques journalistes et blogueurs qui avaient lu son roman, mais il ne répondait plus au téléphone ni aux e-mails. Silence radio. Je me suis inquiété. Alors, j’ai pris ma voiture et je suis allé jusqu’en Bretagne.

La Bretagne. Abigaël crispa ses doigts sur le rebord de son siège. Elle songeait au billet de train de son rêve, à destination de Quimper. Peut-être une coïncidence, mais elle voulait croire le contraire.

Le directeur littéraire fouilla dans ses souvenirs.

— C’est sur L’Île-Grande, une île des Côtes-d’Armor, que se trouve la bâtisse en pierre où il s’était réfugié. Une villa baptisée Kroaz-hent, face à la mer du côté de la réserve ornithologique, où vos seuls voisins sont des cormorans et une colonie de phoques. L’image exacte que l’on se fait de l’écrivain reclus en train de noircir les pages de son prochain livre. C’est là-bas que… que j’ai vu ces horreurs.

Il chercha ses mots quelques instants, de peur de se blesser les lèvres en les prononçant.

— Il faisait noir quand je suis arrivé, il n’était pourtant que 17 heures, mais la météo était horrible… Cette île était sinistre, j’ai bien cru que j’allais mourir de froid quand je suis sorti de ma voiture. Il y avait de la lumière dans la chambre du haut, mais j’avais beau frapper à la porte d’entrée, personne ne répondait. J’ai tourné la poignée, j’ai ouvert. Il faisait presque aussi froid dedans que dehors… Et ce silence. Pas un bruit, rien, comme si la maison était vide, inhabitée. Je me suis avancé, et j’ai découvert du sang sur le sol du salon. Alors, je suis monté à l’étage en courant et criant le prénom de Josh. Et…

Il posa ses lunettes devant lui dans un soupir. Abigaël devina sa nervosité aux tremblements de ses doigts.

— Josh était allongé sur son lit, recroquevillé en position fœtale. Il avait enveloppé ses mains dans un drap rouge de sang. Il ne bougeait plus, il était extrêmement faible mais en vie. Je me suis précipité, j’ai aussitôt appelé les secours, je ne savais pas quoi faire. J’ai pensé qu’il avait essayé de se suicider ou été agressé. Je me suis approché, j’ai déroulé le drap autour de ses mains…

Il grimaça et s’efforça de poursuivre.

— J’ai vu l’horreur à l’état pur.

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