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— Qui est Freddy ?

La psychologue Abigaël Durnan se tenait debout dans l’ancienne salle des infirmières de l’hôpital psychiatrique de Bailleul, face à une équipe de dix gendarmes tous assis autour de la table. Pour cette espèce de grand oral que chacun attendait, elle s’était habillée en conséquence : chemisier crème, tailleur gris clair, foulard assorti et une paire d’escarpins confortables à talons droits.

Les participants disposaient devant eux d’un dossier d’une quarantaine de feuilles agrafées. Par une petite fenêtre ovale, Abigaël pouvait observer sa fille assise sur un lit dans une vieille chambre, pianotant sur sa tablette numérique. Cette « caserne » temporaire n’était certainement pas le lieu le plus épanouissant qui soit pour une ado de 13 ans, mais, en raison d’une grève dans l’Éducation nationale, Abigaël lui avait promis de l’emmener à Lille après la réunion pour faire un peu de shopping. De surcroît, un incendie d’origine accidentelle avait ravagé une partie des locaux de la véritable caserne de gendarmerie — la plus grosse du nord de la France — et contraint plus d’un tiers des effectifs, soit quatre cents gendarmes, à déménager quelques mois plus tôt dans cet ancien établissement psychiatrique à l’abandon, que les hommes appelaient la « Veuve folie ».

— Je vous ai remis à chacun un bilan le plus complet possible de mes ultimes analyses. Comme vous le savez, il tient compte des derniers éléments en notre possession, s’appuie sur la relecture minutieuse des dossiers criminels, des PV d’auditions, de l’observation des photos et de tous les éléments importants qui ont trait à l’enquête Freddy. Cette nouvelle synthèse a été longue à établir, j’en suis désolée, mais l’affaire a un caractère exceptionnel et je ne voulais omettre aucun détail. Je vous fais oralement un résumé succinct de ce bilan que je vous invite, évidemment, à lire au plus vite.

La psychologue échangea un regard avec le gendarme Frédéric Mandrieux, visage de plâtre et cernes de plomb. Après ces mois difficiles et infructueux, les enquêteurs de la section de recherches affectés à l’équipe Merveille 51 avaient une vraie gueule de bois. Cet individu surnommé Freddy leur donnait du fil à retordre.

— Il est toujours bon de se remémorer les faits, poursuivit Abigaël sans baisser le ton. Nous sommes le 5 décembre 2014 et, à ce jour, trois enfants ont été enlevés. Alice, Victor et Arthur ont disparu dans cet ordre-là. Alice Musier, 14 ans, est la première victime. Issue d’une famille de classe moyenne, elle a disparu à Rethel, petite ville de la Marne à une vingtaine de kilomètres de Reims le 3 mars 2014, il y a de cela neuf mois, entre l’arrêt de bus et son domicile, distants de seulement six cents mètres…

Neuf mois… ça faisait neuf mois que cette affaire agitait la presse et secouait l’opinion publique. Mère Nature a accouché d’un monstre, pensa le capitaine de gendarmerie Patrick Lemoine, le directeur d’enquête, en triturant son alliance.

— … Un témoin affirme avoir vu l’adolescente discuter avec un homme portant casquette et combinaison grise, genre uniforme EDF, à proximité du petit parking de La Poste, qu’Alice traverse chaque fois qu’elle rentre de son école de danse. Témoignage flou à cause de l’obscurité et de la distance, mais les recoupements avec les deux kidnappings suivants indiquent clairement que Freddy est un homme blanc, taille approximative un mètre quatre-vingts, entre 30 et 50 ans. Je pencherais davantage pour la trentaine ou la quarantaine, les raisons sont clairement expliquées dans le rapport. Freddy se déguise, se grime, a parfois la barbe, les cheveux longs, et d’autres fois un bonnet, des lunettes, une écharpe, ce qui nous empêche d’avoir une description fiable. Vous trouverez d’autres détails dans le document, mais vous les connaissez déjà pour la plupart. Fait très important : on a son profil génétique, qui reste inconnu du FNAEG[1]. Par contre, pas d’empreintes digitales, il porte sans doute des gants, dispose également d’une tenue du style agent EDF, donc, et d’un K-Way de La Poste. Faute de témoignages, il nous a été impossible de cerner le type de véhicule qu’il conduisait.

Son téléphone portable vibra. Elle le sortit de sa poche, constata avec surprise que son écran indiquait « Papa », le mit en mode avion et le posa sur la table, troublée. Son père, qui vivait à plus de trois cents kilomètres de là, ne lui avait donné aucune nouvelle depuis plusieurs mois. Pour quelle raison appelait-il ? Elle resta concentrée sur son exposé.

— Ensuite… Victor Caudial, 13 ans. Fils unique d’une mère caissière et d’un père inconnu, il a été enlevé le 7 juin 2014, à Amboise, proche de Tours, soit trois mois après Alice. Un samedi soir au domicile familial. Sa mère le laisse toujours seul ce jour de la semaine pour aller au cinéma avec une copine. Pas d’effraction, mais un peu de mobilier renversé dans le salon : Freddy est entré, Victor s’est débattu en vain, mais il a blessé son agresseur. C’est là qu’on a pu récupérer l’ADN inconnu dans du sang qui n’appartenait pas à Victor. L’analyse de son profil Facebook révélera une correspondance entre le gamin et une certaine Justine Coiffard, adolescente de 13 ans fictive…

Abigaël échangea un regard avec la gendarme Gisèle Terrier, future retraitée, la seule touche féminine du groupe d’enquêteurs. Une féminité toute relative. Des airs de statue de l’île de Pâques, avec son front haut, ses yeux enfoncés dans leurs orbites. Gisèle avait fait ces découvertes et creusé la piste des réseaux sociaux. Les deux femmes s’appréciaient et travaillaient souvent de concert.

— … On retrouve également notre kidnappeur caché derrière l’identité d’un prétendu Greg Pacciarelli sur le Facebook de la première victime, Alice. Par Internet, Freddy a pu collecter un tas d’éléments sur le quotidien de ces deux enfants, cerner leurs habitudes. Quand il a enlevé Victor à son domicile, il savait qu’il ne serait pas dérangé. Il savait également que, chaque lundi soir, Alice rentrait de son club de danse avec une amie, mais que les deux jeunes filles se séparaient à quelques rues seulement de leur domicile respectif, et qu’Alice passait par ce fameux parking.

Elle se dirigea vers une grande carte de France accrochée au mur et pointa avec son crayon les différents lieux. Une dizaine de paires d’yeux semblaient la dévorer. On la regardait comme si elle était une clé sur le point d’ouvrir un coffre. Elle n’était pas une clé mais plutôt un foret de perceuse. Parce que c’était ça, son talent, percer le coffre des esprits humains les plus perturbés, ceux qu’on a du mal à forcer. En l’occurrence, des criminels.

— Petite ville proche de Reims pour Alice, Amboise pour Victor, et Nantes pour Arthur, troisième et dernière victime, disparu alors qu’il se rendait à vélo à son entraînement de foot. Pas de Facebook pour lui, trop jeune, juste une tablette numérique connectée qui ne nous a révélé aucune intrusion de Freddy. Grande distance entre les villes, des familles avec des statuts sociaux et des situations différentes.

— D’après les éléments en notre possession, les enfants ne se connaissaient pas, nous avons fait le tour, répliqua Frédéric Mandrieux. Écoles, colonies de vacances, clubs divers…

Abigaël réajusta l’étole autour de son cou pour éviter de laisser à découvert la petite plaie circulaire, semblable à celle qu’aurait laissée un tube d’acier chauffé à blanc sur sa peau, et placée juste sous sa pomme d’Adam. Une sorte de troisième œil hypnotique.

— Nous l’avons surnommé Freddy, en référence au croquemitaine Freddy Krueger, personnage de fiction maléfique qui vient rendre visite aux enfants la nuit pour les terroriser. Les trois enfants ont été kidnappés une fois le soir venu. Mais surtout, ces enlèvements sont la première étape d’un processus criminel plus élaboré en rapport avec l’univers de ce célèbre croquemitaine. Dans les jours qui suivent chaque kidnapping, Freddy nous livre une macabre mise en scène dans une forêt du nord de la France.

Avec son stylo, elle pointa un à un les endroits des découvertes.

— Il fabrique une espèce d’épouvantail cloué à un arbre, en utilisant les vêtements de sa victime précédente, jusqu’aux chaussures. Ces vêtements sont lacérés de coups de griffes — comme le grand gant métallique de Freddy Krueger — et tachés du sang de leur propriétaire, d’une façon très particulière, comme si notre homme donnait un grand coup de pinceau imprégné de sang, en diagonale et dans l’air, et que les gouttes venaient frapper le vêtement.

Elle mima le geste.

— Comme ça… Contrairement aux apparences, je pense qu’il n’agit aucunement sous l’effet de la colère. Il est plutôt question de mise en scène, comme je l’ai dit. Sur les deux épouvantails retrouvés, le nombre de coups de griffes est globalement le même, le faisceau de gouttes est toujours identique. Même inclinaison, même geste. Il y a là un aspect mécanique, répétitif, dépourvu de la moindre émotion : notre homme sait se contrôler. Autre caractéristique de cet épouvantail qui nous est livré : sa tête faite avec un sac en toile est coiffée de la chevelure de l’enfant tout juste enlevé. Sur cette tête artificielle, notre kidnappeur dessine au marqueur noir un visage effrayant. Grands yeux noirs en forme d’étoile, grandes dents, nez crochu…

— Pourquoi il fait ça ? demanda Frédéric Mandrieux. Je veux dire, cet épouvantail qu’il cloue à un arbre.

— Tout d’abord, ça lui évite de livrer les cadavres et lui permet d’entretenir le doute tout en instaurant une scène cauchemardesque, semblable à une vraie scène de crime. « Les enfants que je détiens sont-ils morts ou vivants ? » Il est question de pouvoir, de domination. Mettez-vous à la place des parents, imaginez leur souffrance quand ils découvrent sur les photos les vêtements de leur enfant lacérés et maculés de leur sang. Ces familles endurent une douleur inimaginable. Alice a disparu depuis neuf mois et vous avez constaté, il y a encore peu de temps, l’état psychologique de sa mère…

Patrick Lemoine avait affronté la pauvre femme, réduite à l’ombre de son ombre. Dans les cas de disparition, les parents des victimes ne dormaient plus, dépérissaient. Certains voulaient tout donner pour connaître la vérité et étaient même prêts à être confrontés au pire, pourvu qu’ils sachent. L’espoir et le temps qui passait les consumaient à petit feu.

— Freddy s’amuse, il nargue, continua la psychologue, le doigt brandi. Jamais il ne livre la moindre information sur le fait que les enfants soient vivants ou pas. « Je suis celui qui dirige, j’ai le pouvoir de vie ou de mort sur les enfants. Comme le croquemitaine, je suis celui qui est venu les chercher à la nuit tombée, et vous n’avez rien pu faire. Vous êtes responsables et, moi, j’ai le pouvoir sur vous… » En constituant cet épouvantail, il crée un être hybride, sans identité propre, mi-monstre, mi-humain, personnage de cauchemar androgyne, qui pourrait témoigner d’une orientation sexuelle comme l’homosexualité ou la bisexualité…

Le silence régnait au sein de la Veuve folie. Abigaël ne put réprimer un bâillement. Avant de poursuivre, elle but une gorgée d’eau pour cacher un soudain malaise, mais les échanges de regards entre gendarmes en disaient long. Pour avoir souvent travaillé avec elle, ils savaient que le sommeil allait très vite l’emmener sur ses rivages sombres. Abigaël était sûre qu’ils prenaient déjà les paris dans leurs têtes : Quand s’endormirait-elle ? Dans trente secondes ? Deux, cinq minutes ?

Elle maintint la barre, l’attention ne devait surtout pas se relâcher :

— Les témoignages concernant notre homme divergent parfois : Freddy se déguise, sûrement pour passer inaperçu, mais peut-être aussi parce qu’il se sent mal dans sa peau. Il n’assume pas son statut, le refoule, il se considère sans doute comme un inadapté. Cette colère sur le visage fabriqué pourrait être le reflet de ce qu’a été sa propre enfance. Lui aussi a été le fils d’un père, d’une mère, mais peut-être n’a-t-il pas eu de famille au sens affectif du terme, contrairement à ses victimes. En tout cas, je pense qu’il a subi un traumatisme grave dans sa prime jeunesse. Un isolement, une maltraitance… Pensez au sang et aux coups de griffes. Cet épouvantail, c’est une partie intime de sa personnalité qu’il nous livre, une facette de son visage… Pour ces multiples raisons, je pense qu’il agit seul. Sa quête est trop personnelle, elle ne concerne personne d’autre que lui. Elle le touche au plus profond de sa construction d’être humain.

Nouveau bâillement, zygomatiques en folie. Abigaël sentit cette fois un intense engourdissement jusqu’à l’extrémité de ses doigts. Il fallait que le couperet tombe maintenant, au beau milieu de la réunion.

— Désolée, mais je vais devoir baisser le rideau quelques instants.

Elle vit un gendarme scruter discrètement l’heure et sourire. Celui-là avait dû gagner son pari.

— Ça tombe bien, fit Lemoine en se levant. On va faire une pause et fumer une cigarette ou deux en attendant.

Abigaël bouillait de colère, mais ne le montra pas. Petite croix sur ses notes, remerciements sobres et excuses auprès de ce concentré de testostérone. En sortant rapidement de la pièce, elle en voulut à son corps déréglé, à sa fichue maladie du sommeil. Pourquoi en plein milieu de son exposé ? Pourquoi pendant le moment le plus important de ses dernières semaines de travail ?

Elle alla vite s’isoler dans une chambre, ferma la porte, s’allongea sur un vieux matelas, le visage tourné vers le plafond, les mains croisées sur la poitrine, tel un cadavre dans son cercueil. La Veuve folie lui offrait le gîte. Elle relativisa : au moins, elle était dans un lit et non pas au milieu d’une grande surface ou cachée dans les toilettes de son cabinet de consultation, tandis qu’un patient l’attendait dans un fauteuil.

Elle fermait à peine les yeux qu’une grande cape noire vint la recouvrir. Toujours le même tissu opaque lui écrasant le visage, cette même sensation d’étouffer une fraction de seconde, avant que son diaphragme se relâche et que sa respiration, quasi instantanément, passe en mode automatique.

Un claquement de doigts plus tard, elle dormait profondément, plongée en plein sommeil paradoxal : celui des rêves et des cauchemars.

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