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Alors que les discussions reprennent de plus belle, Eugénie se lève discrètement pour aller accueillir Céline et lui glisse en aparté :

— Je commençais à être inquiète… Tout va bien ?

— Désolée, un dossier d'indemnisation à boucler en urgence pour le siège. De toute façon, ça ou autre chose, je passe ma vie à être à la bourre, je me fais bouffer par tout et n'importe quoi… Je n'ai le temps de rien.

En l'embrassant, Eugénie lui indique sa chaise.

— Prends ma place, je vais m'installer derrière.

— Pourquoi ? Tu es très bien là. C'est pas toi qui es arrivée en retard.

— Ça part dans tous les sens, ils m'ont perdue. Et puis du fond, je verrai mieux.

— Ta fameuse vue d'ensemble…

— Absolument.

D'une main chaleureuse, l'aînée guide son amie jusqu'à son siège et s'exile sur la banquette du piano dans un angle de la salle.

Étrange spectacle. Comme souvent depuis quelque temps, Eugénie se demande si ce qui se joue devant elle est une pièce, un film ou la réalité. Elle a beau se frotter les yeux, tout lui semble éthéré, comme si elle vivait les événements à travers un voile d'irréalité, complètement déconnectée du moment présent. Elle entend les voix mais ne les comprend pas. Certaines répliques, qui pourtant devraient la faire rire, ne l'amusent pas. Plus rien ne semble l'atteindre. Dans ses rares instants de lucidité, Eugénie s'interroge : se ferme-t-elle au meilleur pour ne pas risquer de laisser entrer le pire, lequel profite souvent de la brèche ouverte ? Est-ce un mécanisme de protection ? Le bonheur est-il possible au prix de l'anesthésie absolue ? Est-elle vraiment devenue imperméable à toute forme d'émotion ? À quand remontent son dernier fou rire, ses dernières chaudes larmes ?

Trop heureux à la perspective de pouvoir enfin trouver une réponse, le cerveau se précipite dans ses archives pour récupérer les données. Son dernier fou rire date du soir où Daniel, l'un des machinistes, a expliqué très sérieusement qu'il ne pourrait plus porter les caisses parce qu'il s'était découvert une nouvelle maladie qui pouvait le faire exploser s'il soulevait plus de onze kilos et demi. La veille, il avait colmaté la totalité des trous des prises de courant de son logement avec des mouchoirs en papier parce que c'est par là que les services secrets étrangers nous épient. Rien que d'y repenser, Eugénie s'en amuse encore. Quant à ses dernières vraies larmes, c'était un dimanche, en fin de matinée, juste après que Noémie eut déménagé ses affaires pour partir s'installer avec son copain. Une étape positive et nécessaire pour la fille, la fin d'un monde pour sa mère.

Chaque fois qu'elle songe aux temps forts de sa vie, Eugénie a l'impression d'être dans un ascenseur devenu fou. Monter, descendre. Des accélérations fulgurantes, des chutes vertigineuses. Les unes succédant aux autres, dans un va-et-vient émotionnellement épuisant. Les rires des enfants, le sourire bienveillant de son père, les bourdes de Juliette et les plans stupides de Victor la font monter directement au quinzième étage, sur la terrasse, en plein soleil. Le regard perdu de sa mère dans la voiture en rentrant des obsèques de son père, la voix énervée d'Eliott qui refuse d'évoquer ses problèmes, ou son propre corps qui change et pas en bien, la font descendre au trente-sixième dessous. Un jour, le câble finira par lâcher, et dans ce cas, la cabine file rarement vers le haut…

Vite, elle regarde les autres pour ne plus penser à elle. Les débats sont toujours vifs au sujet des spectacles envisageables. Plus qu'à leurs propos, c'est comme toujours aux individus qu'Eugénie s'intéresse. Avec chacun de ceux présents dans la pièce, elle partage une histoire particulière. Souvent un attachement, parfois une affection. Elle identifie ce qu'elle apprécie chez eux et ce qui l'inspire. Elle sait aussi ce qu'elle déteste. Elle connaît la place qu'ils occupent dans son quotidien. Pris un par un, elle est exactement consciente de ce qu'ils représentent dans sa vie. Mais elle, que représente-t-elle dans la leur ? Quelle influence a-t-on sur les gens ? Modèle, allié, garde-fou, moteur, moyen de parvenir à ses fins, ou simple figurant d'une existence ? Sans doute un peu de chaque, suivant le moment. Est-ce que la vie de ceux assis autour de cette table changerait si elle disparaissait ? Quelle serait leur réaction ? S'en rendraient-ils seulement compte ?

Pour le moment, tout le monde semble avoir oublié qu'elle se trouve dans la pièce, et cela lui va très bien. Elle scrute les visages, cherche à décrypter les émotions qui s'y inscrivent. Les mots mentent parfois, mais pas les expressions spontanées. Capter, étudier, essayer de comprendre, Eugénie le fait de plus en plus, mais dans quel but ?

Une phrase de Céline lui revient : « Je passe ma vie à être en retard, je n'ai le temps de rien. » En quelques mots, c'est tout un rythme de vie, toute une énergie qui s'exprime et qui ressurgit dans la mémoire d'Eugénie.

Voilà quelques années à peine, elle aurait pu employer les mêmes mots. Elle a bien connu ces journées où elle n'avait le temps de rien. Ces maudites semaines où tout va plus vite que vous. Ces heures stressées où la grande aiguille prend des allures de trotteuse en vous laissant sur place. Il n'y a pas si longtemps, Eugénie était elle aussi obligée de bondir d'une urgence à une nécessité. Elle était fatiguée, débordée, comme Céline. Ce n'était pas une période facile. Pourtant elle donnerait n'importe quoi pour la revivre plutôt que d'avoir désormais tout ce temps qui ne lui sert à rien.

Si un bon génie le lui proposait, elle serait prête à troquer sans hésiter une année de sa vie future pour se retrouver à l'aube d'une seule de ces journées dont Céline se plaint aujourd'hui. Le réveil qui sonne et on est déjà en retard. Bien sûr, à l'époque, elle ignorait la valeur de ce qu'elle vivait. Tout allait trop vite pour qu'elle puisse prendre du recul. Elle avait l'impression de subir, d'être sur un bateau-passoire dont elle tentait de colmater les fuites, sans succès. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, elle se faisait l'effet d'une jongleuse chinoise qui court de tige en tige pour éviter que les assiettes qui tournoient de plus en plus faiblement ne tombent et se fracassent. Un cauchemar éveillé. Pourtant, tout avait plus de sens. Le travail, les courses, retrouver les enfants au retour de l'école, les écouter lui raconter les mêmes histoires que celles qu'elle-même avait vécues à leur âge… Dans un joyeux chaos, encore compliqué par le moindre coup de fil imprévu, tout se mettait malgré tout en place pour que le soir, la famille se réunisse autour de la table. Victor allait rentrer. Il jetterait sa sacoche dans l'angle du vestibule avant de venir poser ses mains sur les hanches de sa femme occupée à cuisiner trop de légumes à son goût. Elle l'enverrait gentiment balader… Des choses à faire pour les gens qu'on aime. Le bonheur.

Aujourd'hui, elle a enfin ce qui lui manquait tant, et c'est loin d'être mieux. Elle a le temps pour tout. Se lever une demi-heure plus tard n'est plus un problème. Elle peut prendre sa douche pendant des heures si ça lui chante, plus personne ne tente de la déloger de la salle de bains. Elle a tout le loisir de se tartiner avec la gamme complète des crèmes promettant de garder une peau « jeune ». À l'époque, les cosmétiques périmaient avant même qu'elle ait eu le temps d'ouvrir les boîtes. Dorénavant, Eugénie peut non seulement lire le mode d'emploi — en général assez simple — mais aussi l'intégralité de la composition, qui ressemble à une incantation ancestrale avec son lot de mots en latin incompréhensibles. Juliette prétend d'ailleurs que si on les lit à l'envers, un monstre sort des toilettes. Eugénie est presque tentée de faire le test. Il lui aura fallu attendre d'avoir des lunettes pour déchiffrer les listes de composants en tout petits caractères alors que lorsqu'elle y voyait clair, il n'était pas envisageable qu'elle s'octroie une minute pour les parcourir ! Drôle de vie. Mais les lit-elle maintenant parce qu'elle pense que c'est utile, ou parce qu'elle n'a rien d'autre à faire ?

Avant, Eugénie cavalait toute la journée. Désormais, elle attend. Elle attend l'heure d'ouverture du théâtre, elle attend les rares coups de fil et les quelques SMS de ses enfants. Finalement, la gouache en tube dont ces petits monstres lui avaient souvent maculé le visage était sans doute meilleure pour la garder jeune que tous les élixirs vendus à prix d'or par des laboratoires qui font leur beurre sur le désespoir des femmes. Les seuls principes actifs efficaces ne se vendent pas en flacon : ce sont les sentiments.

La réunion se poursuit. Il est maintenant question d'une chorale qui reprendrait les plus beaux chants de Noël… en octobre, de numéros de magie, et même de projections de films en 3D. Arnaud propose un spectacle interactif autour d'un mannequin prenant miraculeusement vie grâce à de la poussière de fée. Olivier prétend que ça remporterait plus de succès s'il s'agissait d'une poupée gonflable. Natacha feint l'évanouissement pour la huitième fois ; Maximilien se contente de l'indignation.

Si Eugénie a constamment été attentive à ceux qui l'entourent, cette faculté d'observation n'a jamais été aussi aiguisée que depuis qu'elle vit au théâtre. Ici, l'émotion des êtres finit toujours par transparaître. Trop de questions se bousculent dans son esprit, trop de réponses aussi. Tout ce qu'elle sait ne l'aide pas à y voir plus clair. Alors à quoi bon ?

Un vacarme la ramène soudain au présent. Eugénie a certainement dû louper quelque chose, parce qu'elle ne comprend pas pourquoi Maximilien, fou de rage, se jette sur le mannequin d'Arnaud pour lui coller une grande baffe. Eugénie sourit et prend brutalement conscience d'une évidence qui lui avait échappé jusque-là : le savoir n'est pas le moteur du monde, ce sont les sentiments qui dictent nos vies.

Pour le moment, ça lui fait une belle jambe.

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