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Les beaux quartiers résidentiels sont toujours plus calmes, et c'est une chance étant donné ce qui se trame. Les trois femmes sont venues ensemble, mais pour éviter de se faire remarquer, elles ont décidé d'arriver séparément. Céline est la seule à connaître la topologie du site. Stressée, elle compose le code de la porte et se glisse dans l'immeuble cossu, bientôt talonnée par Juliette et Eugénie.

L'improbable trio est dans la place. Sol en marbre et art moderne au mur. Céline guide ses complices habillées comme des déménageurs.

Juliette laisse échapper un sifflement d'admiration en découvrant le luxe du hall.

— Trop classe, on se croirait dans un musée. C'est là que tu vivais avec lui ?

— Pendant plus de dix ans, acquiesce Céline, et crois-le ou non, la seule chose que je regrette, c'est la moquette de l'escalier. En fait, revenir ici me donne même la nausée.

— Courage, déclare Eugénie, on est là pour la bonne cause.

Elle invite Céline à leur montrer la voie. Dès le premier palier, celle-ci est prise de doute.

— Je ne suis pas convaincue que ce soit une bonne idée, murmure-t-elle, réticente. On devrait peut-être rentrer et y réfléchir. Il n'a pas peur des huissiers, alors quand il vous verra…

Elle observe ses amies habillées avec des vêtements d'homme, pulls marins trop larges et pantalons de velours noir trop grands. Eugénie ne se démonte pas.

— Je connais ce genre de bonhomme, fait-elle. Ils n'ont peut-être pas peur des lettres recommandées ou des injonctions d'avocats, mais ils ont toujours la trouille de se faire taper.

— Vous aurez du mal à passer pour des hommes de main, même avec vos masques, fait Céline, dubitative.

Juliette roule des mécaniques et commente :

— Notre look de dockers va faire forte impression. Il faut juste adapter la démarche et remonter les épaules.

Céline ironise :

— En espérant qu'il ne remarquera pas que ton nunchaku est un accessoire de théâtre en plastique et que la batte de base-ball d'Eugénie est en mousse… Les filles, rebroussons chemin avant de faire une bêtise.

Eugénie refuse énergiquement.

— C'est l'effet de surprise qui compte. Il est habitué à ce que tu ne réagisses pas. Aujourd'hui, tout est différent. Tu sonnes, on se tient planquées, prêtes à bondir, tu lui expliques calmement que tu ne repartiras pas sans un chèque de la totalité des pensions qu'il te doit, et tu avises. S'il paye, c'est réglé ! S'il te baratine encore, on apparaît, et tu verras qu'avec nous à tes côtés, il va se dégonfler. Il va flipper pour sa petite personne et signera sans broncher.

— J'espère que t'as raison.

— On va vite le savoir, commente Juliette en fouillant dans le sac qu'elles ont apporté.

Arrivé sur le palier de l'ex-mari de Céline, le trio se prépare sans bruit. Eugénie enfile son masque de cheval et Juliette celui d'une vache tenant une marguerite entre les dents.

— C'est supposé l'impressionner ? demande Céline à voix basse. Non mais sérieux, vous vous êtes vues ?

Juliette et Eugénie se dévisagent, à moitié mortes de rire. L'aînée se défend :

— C'est ce que j'ai trouvé de mieux dans les réserves du théâtre, ça vient d'un spectacle pour enfants…

— Franchement, j'apprécie votre envie de m'aider, mais j'ai des réserves sur la méthode. Ce n'est plus une descente pour un recouvrement de créance, c'est la visite de la petite ferme !

Juliette pouffe. Eugénie réagit :

— À force de bosser dans les assurances, tu vois tout comme un risque.

— Possible, mais tu ne me feras pas croire qu'il existe une seule organisation mafieuse au monde qui envoie un canasson et une normande récupérer du pognon…

La vache à fleur suit l'échange comme on regarde un match de tennis. Céline finit par abdiquer :

— C'est bon. Puisqu'on est là, autant tenter le coup. Placez-vous de chaque côté de la porte. S'il vous voit, il n'ouvrira pas et je le comprends, vous foutez vraiment les jetons.

— C'est l'idée, glisse Eugénie. Alors tu as bien compris : tu es claire, déterminée, et tu réclames ton dû. Nous, on ne peut pas parler, on ne peut que hocher la tête.

— J'ai pigé. Et qu'est-ce qu'on fait si ça ne marche pas ?

— Du fromage ? plaisante Juliette.

— On improvise, réplique Eugénie d'une voix assurée.

La vache s'agite en se dandinant :

— J'adore improviser !

Le cheval intervient :

— Ne fais pas ça devant lui. On dirait une enfant de six ans. Rappelle-toi, on est des brutes, on est des tueuses. Ou plutôt des tueurs. On peut le réduire en bouillie avec nos gros bras.

En faisant gonfler ses biscoteaux, la vache hoche la tête pour montrer qu'elle a bien compris. La marguerite qui gigote lui retire cependant une partie de sa crédibilité.

— Vous êtes prêtes ? fait Céline en prenant une grande inspiration avant de se lancer.

Ses deux complices acquiescent. Elle sonne. Pas de réponse. Le cheval lui fait signe d'insister. Après quelques instants, des pas approchent. Moment suspendu. Il regarde sans doute par l'œilleton, puis déverrouille la porte.

— Mon adorable ex-femme ! Quelle surprise ! Mais tu as encore fait n'importe quoi. Je ne prends Ulysse que la semaine prochaine.

— Je ne suis pas venue pour ça, Martial. Je veux l'argent que tu me dois, et je le veux tout de suite.

Il n'est pas impressionné.

— Tu n'envoies plus ton hystérique d'avocate, elle aussi a laissé tomber ? Tu en es là ?

— Je ne plaisante pas.

— Oh oh, quelle pression ! Et si je refuse, qu'est-ce qui se passe ?

Les deux acolytes de Céline font leur apparition dans l'encadrement de l'entrée. L'homme a un mouvement de recul mais, très vite, c'est une autre expression qui se dessine sur son visage.

— Tu es venue avec des malabars pour me casser la tête si je ne raque pas.

— Je sais que tu as largement les moyens de payer. Tu as pu berner le juge et le fisc sur la réalité de tes placements, mais moi je suis au courant. Désolée d'en arriver là, mais tu ne me laisses pas le choix.

Le cheval hoche la tête positivement et la vache négativement.

Céline insiste :

— Dépêche-toi d'aller chercher ton chéquier, je n'ai pas que ça à faire.

Mais l'ex-mari ne semble pas pressé d'obtempérer. Pire, il a l'air d'apprécier la situation.

— Sinon, Tagada et Meuh-meuh vont me tabasser, c'est bien ça ?

La belle conviction de Céline est en train de s'écrouler comme un château de cartes. Ses deux anges gardiens hochent pourtant la tête dans un bel ensemble, positivement cette fois.

Eugénie voudrait bien frapper sa batte au creux de sa paume comme elle a vu des voyous le faire dans les films, mais cela trahirait le fait que ce n'est qu'une imitation.

— Dis donc, Céline, fait l'homme goguenard, tes brutes, là, ce ne seraient pas des travelos ? Parce qu'au niveau des pectoraux, elles ont l'air plutôt mignonnes. Elles ne voudraient pas relever leurs pulls pour essayer de me convaincre autrement que par une violence dont elles sont incapables ?

— Tu dis n'importe quoi, Martial. Je ne vois pas de quoi tu parles…

Céline commence à bafouiller. Juliette tente le tout pour le tout, elle se place en garde comme un ninja et fait tournoyer son nunchaku à toute allure. Au quatrième tour, la moitié de l'arme lâche et s'envole dans la cage d'escalier. Bruit léger au moment où le morceau retombe. L'ex-mari éclate de rire :

— La grosse vache a perdu un bout de son arme de dissuasion massive.

Puis il plante son regard dans celui de son ex.

— Céline, ma chérie, tu n'es pas de taille. Va jouer ailleurs, sinon ça va m'énerver.

Et il leur claque la porte au nez. La vache regarde le cheval.

— Il m'a traitée de grosse…

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