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Afin de ne pas manquer l'arrivée de Juliette, Eugénie s'invente tous les prétextes pour s'occuper en restant dans le hall. Bien que n'étant pas supposée être au courant, elle est impatiente de mesurer à quel point le sabotage secret de la voiture de son amie va la rendre heureuse. Cet acte infâme lui offre en effet une excellente raison de retourner chez le garagiste de son cœur.

Voilà déjà près d'une heure que la gardienne s'affaire sur tout et n'importe quoi. Après avoir minutieusement vérifié l'alignement des cordons guide-files, inspecté les tapis d'accueil, les joints des radiateurs et balayé là où les équipes d'entretien l'ont déjà fait, elle met un soin aussi suspect que maniaque à repositionner les affichettes informatives qui entourent le guichet.

De l'autre côté de la vitre, enfermé dans son bocal, Franky tente de se concentrer sur ses bordereaux, mais il a du mal. La situation est effectivement gênante. Eugénie s'agite juste derrière la paroi. Il s'efforce de ne pas prêter attention à son manège, évitant même de croiser son regard. Le caissier se sent comme un poisson assiégé dans son aquarium, sans le moindre rocher pour se dissimuler.

Bien qu'occupée par sa frénésie de réorganisation, Eugénie a la tête ailleurs. Elle s'est déjà construit son scénario idéal : Juliette débarque, radieuse, et lui annonce que par un fabuleux hasard, un mystérieux vandale a ruiné sa caisse. Quel bonheur ! Elle lui en est éperdument reconnaissante. D'ailleurs, elle est désolée mais ne peut pas rester parce qu'elle a rendez-vous dans une demi-heure avec « son » Loïc pour discuter réparations, et plus si affinités. Quelques coups de marteau valent bien un coup de pouce du destin… Eugénie en est certaine, les dégâts qu'elle a provoqués marquent le début d'un joli conte de fées. « Il était une fois une jouvencelle bientôt résiliée d'office par sa compagnie d'assurances parce que des petits lapins farceurs et des oiseaux qui chantent lui ont bousillé grave la moitié de ses portières… » Le jour de leurs noces, dans un feu d'artifice d'émotions, Eugénie avouera aux jeunes mariés que c'est grâce à elle qu'ils se sont vus ce soir et que tout a enfin commencé entre eux. À n'en pas douter, il s'agira d'un très beau moment, qui méritait amplement la peur, la honte et l'argent qu'il a coûté.

Victor descend de leur logement de fonction.

— Salut Franky, alors, les scores ?

— Hello Victor, ça remonte un peu. Je me demande si la baffe reçue par Max ne génère pas un excellent bouche-à-oreille…

Il s'interrompt brutalement en remarquant l'énorme bosse sur le front de Victor.

— La vache, tu t'es pas loupé ! Dans quoi tu t'es cogné ?

— Tu ne vas pas le croire. Cette nuit, j'ai rêvé que j'étais une tétine pour bébé.

— Une tétine ?

— Ouais, en silicone, toute jolie. J'étais en route pour prendre mon poste dans la bouche d'un chérubin baveux, lorsque, dans ma précipitation, je n'ai pas vu que c'était une statue en marbre ! Tu imagines le choc ? Un cauchemar. Et ce matin, tiens-toi bien, j'avais ça sur le front. Comme quoi il faut se méfier de ce qu'on imagine, parce que parfois, ça se matérialise…

Eugénie est atterrée. Franky, plutôt pensif.

— Trop puissant, fait-il, les yeux dans le vague. Il existe vraiment des mystères qui nous dépassent…

Victor rôde autour de sa femme. Elle éprouve un sentiment mitigé vis-à-vis de l'œuf qui orne sa tête. À mi-chemin entre « le pauvre, il doit souffrir… » et « tu l'as pas volé ! », elle oscille entre les deux pôles, façon courant alternatif. À deux doigts du court-circuit.

— Qu'est-ce que tu fabriques avec ces affiches ? lui demande-t-il. C'est le grand ménage de printemps ?

— Je priorise les informations. On ne prend jamais le temps…

— C'est super, grâce à cette action essentielle, le théâtre sera bientôt nommé au célèbre « Grand prix des affiches priorisées »…

— Un coup par jour, ça ne te suffit pas ?

Victor fait mine d'avoir la tête qui tourne. Il porte la main à son front en faisant semblant de défaillir.

— Oh mon Dieu, je vois des moucherons ! Ils portent des lunettes de soleil, attendent un bus pour partir en vacances sur une poire pourrie très en vogue. Sans doute la douleur qui m'égare.

Eugénie s'assombrit et grommelle à voix basse :

— Arrête ça. Tu l'as bien cherché. Oser me faire peur après ce que je t'avais confié…

— Qui êtes-vous ? Je ne vous reconnais pas. Il me semble pourtant vous avoir déjà vue… Ça y est, j'y suis : vous étiez la vedette d'un documentaire sur les dragons mangeurs d'hommes…

Eugénie ne réagit même pas. Elle vient d'apercevoir Juliette, qui survole les marches extérieures en quelques enjambées. Tous les capteurs de la gardienne passent en alerte maximale. La chorégraphe fait son entrée.

— Bonjour ma Juliette !

— Salut Eugénie ! Salut Victor ! Punaise, qu'est-ce qui t'est arrivé à la tête ?

— Un gros pigeon a fait son nid en plein milieu de mon front. Il manque encore les brindilles, mais il y a déjà l'œuf…

— On s'en fout ! le coupe Eugénie, survoltée et très étonnée que sa copine ne soit pas plus enjouée que cela. Peut-être évite-t-elle de sourire pour prévenir l'apparition des rides ?

« Et toi, comment vas-tu ? la presse-t-elle.

— Très bien.

— Aucun problème pour venir ? Les embouteillages, ta voiture, aucune avarie notable ?

Tutto va bene.

Eugénie a soudain des doutes sur sa propre santé mentale. Son mari se prend pour une tétine, tandis qu'elle tabasse des voitures avec des oiseaux qui chantent. Tout ça n'est peut-être pas réel. Pourtant, le pigeon a bien laissé son œuf…

Juliette s'éloigne déjà en direction des coulisses. Eugénie reste comme une gourde avec son affiche de travers, mais désormais, elle n'en a plus rien à faire. Dégoûtée, elle la colle n'importe où. Peu importe si on ne voit même plus Franky, qui n'ose pas protester. Il a dû, lui aussi, voir le documentaire sur les dragons.

Olivier arrive à son tour. Lui, par contre, semble franchement réjoui. Il n'a évidemment pas peur des rides. Il entre en trombe et lance :

— Salut la compagnie ! Vous ne connaissez pas la dernière ? Oh merde ! Victor, ton front ! Soit tu t'es fait péter la gueule, soit tu deviens une licorne !

— C'est un livre qui m'a fait ça. Aucun bouquin n'avait encore produit cet effet-là sur moi. Un vrai choc culturel…

Eugénie explose :

— Puisque ça se saura de toute façon, autant lâcher la vraie version tout de suite. Il a fait le fantôme cette nuit et il m'a tellement fichu la trouille que je lui ai balancé mon livre !

— Je ne veux rien savoir de vos pratiques sexuelles, vous allez me filer la nausée…

Derrière sa vitre, Franky est déçu.

— Ben alors, t'es pas une tétine dans tes rêves ?

Olivier ouvre des yeux fascinés et rebondit, hilare :

— Toi aussi, tu fais ce genre de songes ? Moi, une fois, j'étais un chausse-pied dans un magasin de tongs. Je ne servais à rien du tout. La lose totale ! J'ai pleuré, mais pleuré…

Eugénie s'interpose :

— Tu ne vas pas t'y mettre, Olivier… Sinon, je crois que j'ai le tome deux pour te calmer !

L'interpellé lève les mains pour signifier sa reddition. Aussi baraqué soit-il, il sait qu'il ne sera pas de taille face à Eugénie.

— Tout doux ! Je ne m'interpose jamais dans les querelles d'amoureux. Un conseil cependant : lisez des illustrés, c'est moins lourd.

Victor change de sujet :

— Alors, c'est quoi la dernière que tu veux nous raconter ?

— Avec vos turpitudes, j'allais oublier ! Figurez-vous qu'au parking, il y a un mec qui s'est fait défoncer sa caisse. J'avais jamais vu ça. Je ne pensais même pas que c'était possible. Probablement des ados sous acide, ou un animal sauvage à bec dur. Tu verrais sa bagnole… Elle est toute martelée. Les flics ont pris des photos, ils veulent vérifier si les points d'impact ne dessinent pas des symboles sataniques…

Eugénie chancelle. Elle sait qu'elle ne pourra pas rester sans réaction. Son corps ne le lui permettra pas. C'est au-dessus de ses forces. Le ciel lui en veut. Car une volonté supérieure est forcément dans le coup pour que ce genre de conjonction maudite se produise. Pourquoi faut-il qu'un pauvre type possède la même voiture que Juliette et se gare au même étage ? Ce n'est plus du hasard, ça frise la théorie du complot.

En attendant, la voilà à nouveau dedans jusqu'au cou. Les flics vont revenir, et cette fois, ce ne sera pas pour Céline. Mais elle sait quoi faire. Elle connaît le chemin : au fond du théâtre, les toilettes, le soupirail, boum dans les ordures, l'avion, le chirurgien foireux et les messages électroniques cryptés envoyés à « Coincoin d'amour » qui lui manque. Mais quand même, ça commence à faire beaucoup.

C'est la première fois que Victor voit sa femme s'asseoir par terre au beau milieu du hall en émettant des bruits de bébé. Elle se met d'ailleurs à avancer sur les fesses comme un petit qui ne sait pas encore marcher et se traîne sur sa couche. Dommage qu'il ne soit pas une tétine. Olivier non plus n'a jamais vu un adulte faire cela, ni aucune créature d'ailleurs, à part une fois un labrador qui avait des vers. Quant à Franky, il est bluffé. C'est certain, il s'agit encore d'un de ces mystères qui nous dépassent…

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