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Eugénie tire la chaise et prend place à la table. Ce tête-à-tête, elle l'attend depuis longtemps. Pourtant, il n'y a personne en face d'elle. Le théâtre endormi lui assure la paix dont elle a besoin pour tenter d'y voir clair parmi la multitude de sentiments qui la traversent dans cette période mouvementée de sa vie.

Lorsque tout le monde dort, à commencer par Victor, l'appartement désert de Cœur à retardement devient un peu son deuxième chez-elle. Elle y a pris ses habitudes. De temps en temps, elle entend bien quelques bruits suspects, mais rien de comparable à ce qui l'avait terrifiée la première fois.

Rideaux fermés, la scène s'est naturellement imposée comme un cocon rassurant, le lieu de rendez-vous avec celles et ceux à qui elle a quelque chose à dire. À défaut d'avoir l'audace de le faire en vrai, elle ne se retranche ici derrière aucun non-dit.

Aujourd'hui, elle est impatiente de retrouver Noémie, sa fille. Depuis combien de temps n'ont-elles pas partagé un repas ensemble ? Même si cela n'aura pas réellement lieu cette nuit, pour Eugénie, il s'agit tout de même de retrouvailles.

Les premiers temps, lorsque sa petite est partie en stage à l'autre bout du monde, Eugénie était tellement désemparée qu'elle dînait au milieu de la nuit afin de garder ce lien quotidien avec son enfant. Branchée sur les réseaux Internet, elle calait sa tablette contre une bouteille et faute de pouvoir vivre avec sa fille, de la toucher, elle pouvait ainsi au moins la voir et lui parler. Ce soir, Eugénie va pouvoir lui faire savoir ce qu'elle éprouve. Depuis qu'elle a pris l'habitude de s'exprimer à voix haute dans le théâtre vide, elle a renoué avec beaucoup de gens. Le fait de dire l'apaise.

Elle regarde devant elle. Même s'il n'y a rien, elle n'a aucun mal à imaginer les traits de sa fille, elle les connaît si bien. Elle observe ses enfants depuis qu'elle leur a donné le jour. Elle les a vus grandir sans que rien ne lui échappe — sauf eux-mêmes lorsqu'ils ont quitté la maison.

— Noémie, chérie, il faut que je te dise. Tu nous invites sans arrêt chez toi et tu dois trouver bizarre que nous ne venions pas. Ton père n'y est pour rien. Ton compagnon non plus. Je sais que tu as envie de me montrer l'endroit où tu vis et tout ce que vous y avez fait. C'est bien normal. Mais je ne suis pas encore prête. Pas tout à fait. Tu es devenue une très belle jeune femme, indépendante, avec une carrière comme je n'en ai jamais eu. Je ne suis pas jalouse, bien au contraire. J'en suis extrêmement fière. Mais ta réussite et le beau chemin que tu dessines dans ta vie me renvoient à ce que je ne suis plus pour toi : utile, essentielle, quotidienne, indispensable. Je suis consciente que c'est une étape que tous les parents traversent, mais cela ne m'aide pas. Nous savons tous que nous allons mourir un jour, ce n'est pas plus facile pour autant le moment venu. Je sais aussi que je suis ridicule quand je me plains de ne pas vous voir assez tout en me privant des fois où tu m'invites à venir. Mais comment te dire… Je crois que le manque est moins douloureux que le fait de ne plus me sentir aussi proche. Sais-tu ce dont je souffre le plus ?

Elle marque une pause.

— De ne plus rien avoir à vous faire découvrir. J'étais si heureuse de vous présenter le monde… Tes éclats de rire devant les têtards de la mare, ta façon de t'accrocher à ma jambe lorsque tu as vu ton premier chien. J'ai eu la chance d'être témoin de beaucoup de vos premières fois. Tu n'as plus besoin de moi, et c'est logique. Mais être si peu après avoir été autant est une torture. Je sais que je vais surmonter ce cap. Je l'ai moi-même infligé à mes parents sans m'en rendre compte. J'espère que tu me pardonneras ma fragilité et que tu continueras à m'inviter. Tu n'y es pour rien, il en va ainsi de la vie, et j'ai déjà eu la chance de vivre auprès de toi et de ton frère des années magnifiques. L'été finit toujours par laisser la place à l'automne.

Eugénie baisse la tête avant d'ajouter :

— J'espère qu'un jour, j'aurai le courage de te dire tout cela en face. Si tu savais à quel point je t'aime…

Eugénie expire jusqu'à ce que son souffle se perde. Vidée, épuisée. Elle se sent comme une épave échouée, certes à l'abri des tempêtes, mais bien loin des courants qui nous font voguer vers les aubes naissantes. Elle va devoir attendre un peu avant de trouver la force de retourner se coucher auprès de Victor. Souvent, quand ses enfants, plus jeunes, n'étaient pas là, elle s'adressait déjà à eux. Pour leur donner du courage, pour les rassurer. Elle était convaincue qu'ils en recevaient au moins l'intention, comme une onde de bienveillance qui se jouerait des distances. Plus que jamais, Eugénie espère que ce lien magique nourri d'affection existe, qu'il n'est pas rompu malgré ses errements.

Elle ne saura jamais si ses enfants perçoivent ce qu'elle leur murmure avec tant d'amour. Ce n'est pas grave. Par contre, quelqu'un d'autre, dont elle ne soupçonne pas la présence, a parfaitement entendu.

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