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— Eugénie, je peux te poser une question très personnelle ?

— Elle doit l'être vraiment pour que tu prennes ce genre de précaution…

Juliette rougit mais face à ce qu'elle traverse, elle a désespérément besoin de réponses.

— À quel moment as-tu été certaine que Victor était l'homme de ta vie ?

Eugénie ouvre de grands yeux. Juliette précise :

— Qu'est-ce qui t'en a convaincue ? Est-ce qu'il t'a parlé ? A-t-il fait quelque chose ? Est-ce que c'est toi seule qui as senti un lien particulier entre vous ?

— Ce n'est pas ce qu'il m'a fait qui m'a convaincue de devenir sa femme… Heureusement, il s'est nettement amélioré ensuite.

Contrairement à ce qui se produit d'habitude, c'est l'aînée qui fait rougir la cadette.

— S'il te plaît, insiste Juliette, c'est une question cruciale pour moi. Je suis incapable de penser à quoi que ce soit d'autre qu'à Loïc. Il me manque tellement que j'ai l'impression que ça me ronge le ventre. Ça me brûle.

Elle crispe sa main sur son estomac avec une expression angoissée. Eugénie comprend que ce n'est pas d'humour dont son amie a besoin. D'une voix apaisante, elle répond :

— Il paraît que lorsqu'on se consume d'amour pour quelqu'un, c'est là que ça chauffe. Tu dois être amoureuse.

— Merci, j'en avais une petite idée. Mais toi, comment tu as su que tu l'étais de Victor ?

Eugénie réfléchit.

— Je n'en ai jamais parlé avec personne. Je crois même ne m'être jamais posé la question. En fait, si j'y réfléchis, c'est lui qui a voulu de moi, et je me suis simplement laissé faire.

— Tu n'as pas eu le coup de foudre ?

— Pas réellement. Je l'ai d'abord trouvé drôle, puis attentionné, puis très présent, mais je n'ai pas ressenti cette évidence dont tu parles. Une chose en entraînant une autre, je me suis retrouvée avec lui.

Juliette s'abstient de toute remarque, mais elle trouve cela triste. Elle serait presque malheureuse pour son amie.

— On s'est fréquentés, de plus en plus, et puis on s'est mariés, et voilà.

— À aucun moment tu ne t'es dit que c'était lui et pas un autre ?

— Si, mais pas au début. C'est avec le recul que je me suis rendu compte que j'étais bien tombée. Parce que quand je suis partie pour faire ma vie avec lui, je n'avais aucune idée de ce dans quoi nous nous embarquions. Maintenant, j'en ai une perception plus précise et je me dis que j'ai eu de la chance de croiser sa route. Avec Victor, j'ai toujours eu confiance, je ne me suis jamais ennuyée, il a toujours été un bon mari. Nous avons avancé ensemble et on s'en est sortis jusque-là.

— Et la passion ? Ce feu qui te dévore ?

— Tu es faite ainsi, Juliette, mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Effectivement, je n'ai pas ressenti cet élan viscéral pour Victor, peut-être parce que j'étais trop raisonnable, peut-être parce que j'avais trop peur d'y croire. On a fait un joli bout de chemin ensemble, et deux enfants ; il m'a toujours encouragée, il a même accepté de quitter son boulot, qu'il aimait, pour me suivre ici, mais je ne crois pas avoir été avec lui dans le même état que toi vis-à-vis de Loïc. Ma mère expliquait qu'il y a des hommes que l'on choisit à l'instinct et d'autres par raison. Je crois que comme pour elle, c'est la raison qui l'a emporté…

Juliette n'a pas obtenu la réponse qui lui aurait permis d'y voir plus clair. Par contre, pour les doutes, elle est servie.

Eugénie la regarde avec douceur.

— Puis-je à mon tour te poser une question indiscrète ?

— Bien sûr, fait Juliette, prise de court, mais je ne sais rien que tu ignores.

— Qu'est-ce qui te laisse penser que Loïc peut être l'homme de ta vie ? Qu'est-ce qui le rend si différent de tous les autres à tes yeux ?

Cette fois, c'est au tour de Juliette d'être déconcertée.

— Je n'en sais rien. Il me fait plus d'effet que n'importe qui. Au jour le jour, je découvre ce qui le rend particulier. On passe nos premières années à se faire des idées sur les sentiments qu'un homme est supposé provoquer en nous. On a presque des listes ! Ce qu'il devrait dire, ce qu'il doit nous offrir, les passages obligés, et on se dit que si toutes les cases sont cochées, alors ce sera le bonheur. Mais quand une rencontre comme celle-là te tombe dessus, les listes ne valent plus rien. Tout ça n'a plus aucune importance et on est prête à tout pour simplement vivre à ses côtés. C'est peut-être ça la réponse. L'homme de ta vie, ce serait celui qui te fait découvrir ce qu'aucun autre ne t'avait montré jusque-là.

Juliette a les yeux dans le vague. Elle est avec Loïc. Eugénie plaisante pour ne pas montrer qu'elle est émue.

— Se brûler un doigt en fait partie ?

— C'est exactement ça. Se brûler de partout : le cœur tellement il te manque quand il n'est pas là, les yeux tellement tu le trouves beau, la peau à force d'imaginer ses mains dessus.

Les deux femmes se regardent. Cette fois, c'est la plus jeune qui a transmis quelque chose à la plus expérimentée. La vie n'a que faire des principes. Juliette saisit les mains d'Eugénie et les serre comme un trésor.

— Il n'y a qu'à toi que je puisse parler de ça.

— Il n'y a qu'avec toi que je pouvais apprendre comment on choisit un homme, puisque c'est ce que tu es en train de faire. Ne passe pas à côté de ce bonheur. Risque tout, ma grande, je serai ton filet si tu tombes.

Eugénie est heureuse pour sa jeune amie. Mais tout au fond, elle ne peut s'empêcher de se demander si elle n'a pas manqué quelque chose dans son propre parcours.

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