Arnaud entraîne Eugénie vers le centre du plateau.
— J'ai réfléchi à ce que tu m'as demandé : faire entrer la lumière du soleil sur la scène. C'est assez inhabituel. En général, on réserve ce type d'éclairage au cinéma, pour de fausses scènes d'extérieur tournées en studio. Chez nous, on est majoritairement sur des décors intérieurs. Mais j'ai quelque chose à te proposer. Dis-moi si cela te convient.
Il pianote sur sa console de commande. Certains projecteurs s'éteignent, d'autres s'allument et se réorientent, modifiant radicalement l'ambiance lumineuse. Eugénie est éblouie par le flux de lumière. Cela lui rappelle immédiatement sa première visite sur le toit du théâtre. Obligée de plisser les yeux en perdant l'équilibre.
— C'est une question de température de couleur, explique l'éclairagiste. On réchauffe la teinte et on intensifie les faisceaux pour rendre les contours des ombres bien nets.
Ébahie, Eugénie observe le dessus de ses mains en faisant jouer ses doigts.
— C'est fantastique. On se croirait dehors. Merci, c'est exactement ce que j'espérais.
— Super. On pourra affiner quand tu auras défini tes tableaux.
L'éclairagiste s'éloigne déjà.
— Arnaud, si tu as une minute, je souhaitais te parler d'autre chose.
— Que puis-je pour toi ?
— Où est Norbert ?
— Il m'attend depuis un moment. Il a dû s'endormir.
La troupe s'est habituée à entendre le technicien parler de son compagnon rembourré comme d'un proche parfaitement vivant. Maximilien pense qu'il fait un transfert, d'autres optent pour des versions parfois plus extravagantes, comme Chantal, convaincue que Norbert est pour Arnaud la représentation de son père disparu dont il n'a pas réussi à prendre soin autant qu'il l'aurait souhaité.
Eugénie y met les formes.
— C'est de lui dont il est question. Peut-être vaut-il mieux en discuter en sa présence.
Arnaud acquiesce et va rejoindre son copain en compagnie de la gardienne. Le mannequin est assis sur une caisse, adossé contre une colonne sèche, habillé en ouvrier — salopette et T-shirt blanc.
— J'aime beaucoup le soin avec lequel tu choisis ses tenues. Cela doit te prendre un temps fou.
— Je me contente d'adapter sa garde-robe à ce qu'il a à faire. En ce moment, nous faisons des travaux et il m'aide.
Eugénie n'ose pas lui demander ce que Norbert était supposé faire en Indien ou en spationaute…
— Heureuse que vous puissiez fonctionner ensemble.
La gardienne se tourne vers Norbert et le félicite :
— Merci de prêter main-forte à notre Arnaud.
Eugénie sait que derrière chaque petite folie se cache toujours une faille ou un message. Parfois les deux. Elle n'a jamais considéré les gens décalés comme des fous. Ils cherchent simplement leur place à leur façon.
— J'aimerais discuter du spectacle avec vous deux.
Arnaud s'assoit à côté de son pote, très à l'écoute. La gardienne poursuit :
— Nous n'avons pas encore complètement défini les personnages, mais je pense que l'histoire va s'articuler autour d'un rôle central qui servira de fil rouge. On le verra enfant, puis adulte, et même vieillard. Il sera notre guide dans l'histoire à travers ses aventures. Je me suis dit que pour incarner quelqu'un d'aussi universel, Norbert serait sans doute la solution idéale.
Le visage d'Arnaud s'éclaire. Il est à la fois incrédule et extrêmement ému. Il fixe Norbert comme s'ils échangeaient un regard complice.
— Tu te rends compte ? lui dit-il. On te demande de jouer un homme vivant !
Arnaud n'a plus rien du technicien sûr de lui. Il esquisse un geste. Eugénie a l'impression qu'il a failli prendre Norbert dans ses bras mais que sa pudeur l'en a empêché.
— Puis-je compter sur vous ? demande-t-elle. Vous acceptez ?
La gratitude qui se lit dans les yeux d'Arnaud vaut tous les engagements. La gardienne précise :
— Ce sera un gros boulot. Même si Norbert n'a pas de dialogues, il faudra que tu l'aides à se changer et à se mettre en place. Réussiras-tu à assumer cela en plus de la lumière ?
Arnaud s'empare des mains de la gardienne et les embrasse.
— Aucun problème, Eugénie. Tu peux compter sur nous. Merci de nous permettre de vivre cela.