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À midi, les trois amies ont rendez-vous pour leur traditionnel déjeuner. Céline et Juliette s'impatientent dans le hall : Eugénie se fait désirer. Être en retard n'est pourtant pas son genre, mais elle leur prépare une surprise.

Lorsque la gardienne descend enfin de son appartement, elle porte un grand panier recouvert d'un torchon.

— Salut les filles !

— Qu'est-ce que tu fabriques ? ronchonne Juliette. On ne va plus trouver de place nulle part !

— Aucun problème, on ne va pas au restaurant. Suivez-moi, je vous emmène pique-niquer dans mon repaire secret…

Sans rien ajouter, elle s'engage déjà vers les coulisses. Ses deux complices s'interrogent du regard.

D'un pas alerte, Eugénie ouvre la marche. Elle enfile les couloirs et grimpe les escaliers.

— Où nous conduis-tu ? demande Céline, intriguée.

— Faites-moi confiance.

— On ne va pas se retrouver dans un recoin moisi à partager notre encas avec des souris ? s'inquiète Juliette.

— Vous verrez bien. En attendant, faites attention où vous mettez les pieds.

Le trio gravit les étages, franchit les portes, traverse les combles, et se retrouve bientôt sur les coursives qui contournent la coupole de la grande salle.

— Je n'étais jamais venue ici ! commente Céline, impressionnée. Quel dédale… J'espère que le théâtre est bien assuré !

Juliette ajoute, fascinée :

— On ne se doute pas que ces endroits existent. C'est un autre monde !

Parvenue devant la porte qui mène au toit, Eugénie ménage son effet.

— Vous êtes les premières que j'amène ici. Personne ne sait que j'y viens, pas même Victor. Je vous demande de garder le secret.

— Promis, juré ! répondent en chœur les deux visiteuses.

Le ton et le décor inhabituel rappellent ces pactes que les amis d'enfance concluent avant de braver l'interdit.

Eugénie ouvre le battant de sécurité. Le vent et l'aveuglante lumière d'une journée de printemps font voler en éclats la pénombre poussiéreuse du grenier. Céline et Juliette sont éblouies, saisies, comme si une porte d'avion avait été ouverte en plein ciel. Le visage inondé de soleil, l'œil brillant, la gardienne les invite à passer la porte.

Juliette s'y risque la première. Débouchant sur le toit, son exclamation est à la mesure du panorama qu'elle découvre :

— Waouh ! C'est dément ! Tu veux vraiment qu'on pique-nique ici ? C'est génial.

À son tour, Céline pose un pied dehors en se tenant au montant métallique. Les courants d'air font voler ses cheveux.

— C'est beau, mais c'est super dangereux.

— C'est clair, il ne faudra pas que la bouteille roule… plaisante Eugénie.

Très à l'aise, elle les entraîne un peu plus haut sur la toiture en faible pente du bâtiment. Elle désigne un recoin entre des cheminées.

— On va s'installer ici. Adossées à l'abri des conduits, on est protégées du vent et la vue est imprenable.

— On s'assoit direct sur le zinc ?

— On apportera des coussins la prochaine fois, mais aujourd'hui, c'est à la dure !

Juliette fait quelques pas pour profiter de l'incroyable point de vue. Son regard embrasse la ville et elle respire à pleins poumons.

— Ne t'approche pas du bord, avertit Céline. Un accident est vite arrivé.

Un bref instant, Eugénie revoit la première nuit où elle est montée. Elle s'était approchée très près du bord. La situation est bien différente aujourd'hui. Elle déballe son panier et dispose ce qu'elle a préparé sur la surface inclinée.

— Vous allez devoir tenir vos flûtes, les filles, parce que sinon, le champagne finira dans les gouttières !

— Du champagne ? demande Juliette. Qu'est-ce qu'on célèbre ?

Eugénie n'y a pas vraiment réfléchi. Elle improvise :

— La chance d'être vivantes, le bonheur de se connaître, et le fait qu'ici, nous sommes bien au-dessus de tous les problèmes qui nous clouent au sol !

Le bouchon saute et s'échappe. Il roule vers la façade et disparaît dans le vide. Les trois amies prennent d'abord un air catastrophé, avant d'éclater de rire ensemble.

— Si ça se trouve, rigole Céline, demain je vais recevoir une déclaration de sinistre pour un véhicule dont le toit aura été embouti par un bouchon de champagne tombé de nulle part !

Eugénie remplit les flûtes et lève la sienne :

— À vous deux, formidables compagnes de vie ! Je lève mon verre à vos bonheurs à venir et aux ennuis qui n'y survivront pas !

— À nous trois ! répondent ses comparses.

Les verres tintent. Ainsi baignées de soleil, dans le vent vif, elles ressemblent à trois adolescentes parties en excursion sur une falaise dominant l'océan.

Chacune savoure sa première gorgée en fermant les yeux. À travers leurs paupières, elles reçoivent la force de la lumière dans un halo aussi rouge que les rideaux du théâtre.

— Avant toute chose, commence l'aînée, je dois vous poser une question. L'une de vous sait-elle ce qui tracasse Laura depuis quelque temps ? Elle me paraît bien sombre, je l'ai vue pleurer et j'ignore pourquoi. Vous a-t-elle parlé d'un problème ?

— J'ai remarqué qu'elle n'était pas bien, répond Céline, mais chaque fois que l'on cherche à savoir pourquoi, elle élude et se détourne.

— Il y a environ une semaine, note Juliette, je l'ai entendue passer un coup de fil. Je n'ai pas cherché à écouter mais j'ai noté que contrairement à son humeur habituelle, elle riait pendant sa conversation. Par contre, elle est redevenue triste à la seconde où elle a raccroché.

Eugénie est songeuse.

— Je ne sais pas pour vous mais à son âge, ce n'était pas simple dans ma tête…

— Je confirme ! s'exclame Juliette, et je m'aperçois que ça ne s'arrange pas après !

— J'aime bien cette petite, reprend Eugénie. Pas question de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, mais je serais d'avis de garder un œil sur elle et d'essayer de l'aider.

Juliette lève son verre.

— Excellente idée. À Laura !

Elles trinquent à nouveau, réchauffées par le soleil, leur amitié, et leur envie d'aider une jeune fille à retrouver le sourire.

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