29

Sortant de la salle de bains, Eugénie se glisse dans le lit où se trouve déjà son mari. Elle s'est « préparée pour la nuit ». L'expression a toujours amusé Victor, qui lui, balance ses vêtements en tas avant de se laisser tomber sur le matelas. « Se préparer pour la nuit », quelle étrange notion… Est-ce que l'on se prépare pour le jour ? Pourquoi ce rituel secret est-il si long ? Victor sent bien qu'il vaut mieux ne pas plaisanter sur le sujet, car Eugénie ne décolère pas.

— Le théâtre est en danger et tout ce que l'autre imbécile trouve à faire, c'est déstabiliser sa partenaire au risque de saboter la représentation devant une salle pleine !

La simple évocation de l'incident suffit à faire repartir Victor dans un rire qu'il ne parvient pas à contenir. Il sait pourtant ce qu'il risque… Eugénie lui lance un regard noir.

— On dirait que leurs enfantillages t'amusent…

— On ne va pas en pleurer.

— Évidemment, toi, tout ce qui t'intéresse, c'est faire l'idiot avec Olivier et le reste de la bande ! Parfois, je me demande si vous vous rendez compte de ce qui se joue en ce moment. Vous êtes irresponsables.

— Il n'y a pas mort d'homme. Leur petit jeu stupide ne blesse qu'eux.

L'argument ne calme pas la gardienne, bien au contraire : elle s'en prend désormais à son mari.

— J'en ai assez que tu prennes tout à la rigolade. J'aimerais que tu te sentes un peu plus concerné par ce qui se passe autour de nous.

— Je le suis, proteste Victor, sauf que je ne prends pas tout au tragique.

— Tu l'as vue, la pauvre, pendant son monologue ? On a tous cru qu'elle faisait un malaise. Il y avait de quoi ! Les spectateurs ont dû penser qu'elle jouait comme un pied.

— En même temps, sa faiblesse passagère a largement été compensée par la violence de la gifle qu'elle lui a flanquée lors de la scène finale. Pour le coup, c'était super bien joué ! Max a dû la sentir passer.

— C'est vrai qu'elle était belle, cette claque. Il ne l'a pas volée. Peut-être devrait-on garder l'idée et suggérer à Nicolas de l'intégrer à la mise en scène ?

— Pas sûr que notre grande vedette accepte de s'en prendre une pareille tous les soirs.

Eugénie sourit. Son courroux semble s'apaiser. Victor se glisse vers sa femme. Comme un chiot, il vient nicher son museau au creux de son cou. Il ferme les yeux. Il ne veut rien de spécial. Aucune manœuvre, aucune arrière-pensée. Il espère simplement pouvoir rester ainsi le plus longtemps possible. Sentir sa chaleur, respirer le parfum de sa peau. Il a toujours aimé caler sa tête contre elle. Son propre esprit lui paraît moins lourd. Alors qu'ils venaient de se rencontrer, c'est l'un des premiers gestes de tendresse qu'il s'est permis. Il ne s'en est jamais lassé. Au fil des années, ce n'est devenu ni une habitude, ni une manie, juste un plaisir sans cesse renouvelé.

— Tu t'inquiètes pour Laura, murmure-t-il, tu t'énerves sur Max. J'ai l'impression que tu vas mieux. Voilà des mois que tu ne réagissais plus à rien.

Eugénie n'a pas envie de répondre. Elle hésite à prendre son livre sur sa table de nuit, histoire de se changer les idées, mais il ne comprendrait pas. Alors elle lui caresse les cheveux, mécaniquement. Il ne dit rien, mais il le sent. Elle finit par lui demander :

— Tu te souviens, nous deux, au début ?

— Plutôt bien.

— Te rappelles-tu ce qui t'a donné envie de te rapprocher de moi ?

Victor se redresse.

— Quelle question… Pourquoi aborder cela ce soir ?

— Une conversation avec Juliette m'a fait réfléchir.

— Pas évident de répondre.

— Était-ce il y a si longtemps que tu as oublié ?

— Pas du tout. Simplement, à l'époque, je ne te connaissais pas aussi bien que maintenant.

— Tu regrettes ce temps-là ?

— Absolument pas. Elles sont spéciales, tes questions, quand même ! Il y a quelques semaines, on ne pouvait parler de rien, et maintenant tu te lances dans un véritable interrogatoire affectif… Tout ce que j'essaie de dire, c'est qu'aujourd'hui, je te connais parfaitement — enfin je crois — alors qu'au moment où je t'ai rencontrée, je te découvrais. Je ne suis pas seulement tombé amoureux de ce que tu étais à l'époque, j'ai aussi eu envie de ce que tu pouvais devenir.

— Tu étais capable de voir cela ?

— Probablement, puisque je n'ai jamais été déçu.

— C'est bien joli, mais tu n'as pas répondu à ma question.

Victor bougonne et fait un effort de mémoire.

— Les premières fois où je t'ai vue… Ton prénom d'abord, celui d'une impératrice, m'impressionnait. Un prénom hors du temps, hors des modes. Particulier, comme toi-même semblais l'être. Certains le trouvaient vieillot, mais moi je l'ai tout de suite aimé. Et puis tu avais l'air différente des autres filles. Tu prenais tout au sérieux, tu ne faisais rien à moitié. Que ce soit pour un gâteau ou une révolution, tu y allais à fond, en ton âme et conscience.

— Faire un gâteau en mon âme et conscience…

— Tu me demandes, je te réponds. Tu étais entière, intègre, loyale.

— J'ai changé ?

— Non. Mais donner son avis quand on a vingt ans, c'est facile. On a des idées arrêtées sur tout, on juge vite, on croit savoir et on n'hésite pas à le dire. Ensuite, avec le temps, il faut avoir la force de ne pas renoncer à ses convictions, ne pas céder à la facilité ou au bordel ambiant.

— Tu ne te dis jamais que ta vie aurait pu être meilleure avec une autre femme ?

— C'est toi que j'ai choisie et je ne le regrette pas.

— Il ne t'arrive jamais d'imaginer ta vie autrement ? Tu ne te dis pas qu'en vivant avec moi, tu as peut-être été privé de choses que tu aurais eues avec une autre ?

Victor hausse un sourcil.

— Quelle drôle d'idée… Je préfère profiter de ce que j'ai plutôt que de couiner sur ce que je n'ai pas. La vie est faite de choix, tu es le mien. On ne peut pas prendre tous les chemins. Peut-être que je ne suis pas un aventurier, peut-être que je ne vise pas les extrêmes ou les sommets dont d'autres rêvent, mais je m'en fiche. Je ne manque de rien. Tu n'es pas devenue ma femme par dépit. Et maintenant, laisse-moi te retourner la question : penses-tu que nous devrions avoir des regrets au sujet de notre vie ?

— Je ne vais pas jusque-là, mais… Si nous ne vivions pas ensemble, tu ne te serais pas senti obligé de me suivre ici. Tu aurais d'autres loisirs que de t'acharner à tenter de maintenir ce théâtre debout.

— Tout va bien. Mais réponds plutôt pour toi-même. Puisque tu es en pleine introspection, as-tu des regrets, toi ?

Eugénie pèse ses mots :

— Le temps avance, on a de moins en moins d'options. On perd beaucoup de choses, de force, des gens…

— On en gagne aussi. On identifie de mieux en mieux ce qui compte. On ne tombe plus dans tous les pièges.

— Tu as raison, fait-elle avec un soupir. Finalement, même si tu as la réputation d'être un peu fou, c'est sans doute toi le plus sage de nous deux.

— Le plus sage, je ne sais pas, mais le moins aventureux, c'est certain. Tu sais, Eugénie, je t'ai couru après parce que tu cavalais devant. Je t'ai toujours suivie. Je me suis agrippé à ton sacré caractère, cramponné à ton énergie, et ça me va très bien.

Eugénie n'a rien à répondre. Elle marque un temps.

— Victor, je voudrais te parler de quelque chose, mais tu dois promettre de ne pas te moquer…

— Tu as cassé un truc ? Tu as acheté une saloperie à un de ces télévendeurs de…

— Pas du tout. L'autre nuit, alors que je faisais une ronde dans le théâtre…

— Tu fais des rondes la nuit ? C'est nouveau ?

— Quand je n'arrive pas à dormir, je préfère me lever. Donc, l'autre nuit dans le théâtre, j'ai entendu des bruits suspects dans les combles.

— Des bruits suspects ? Dans les combles ?

— Arrête de tout répéter, ça m'énerve. Donc, comme j'essaie de te l'expliquer, j'ai entendu des bruits étranges, alors je suis montée, et j'ai cru voir quelqu'un.

— Dans le théâtre, en pleine nuit ?

— Je viens de te le dire ! Et figure-toi que j'ai même vu des yeux qui me regardaient…

Victor fixe sa femme, ébahi.

— J'ai eu peur comme jamais, confie-t-elle avec un petit frisson.

— Pourquoi n'es-tu pas venue me chercher ?

— Je me suis précipitée, mais tu ne t'es même pas réveillé malgré mon affolement.

— Désolé. Tu aurais dû me secouer. N'hésite jamais à y aller franchement. Mais quelle étrange histoire… Je ne prétends pas que rien ne s'est passé, ajoute-t-il prudemment, mais tu sais, dans ce genre de vieux bâtiments…

Eugénie démarre au quart de tour :

— J'étais certaine que tu allais me sortir ce genre de justification ! Mais il y avait bien quelque chose, j'en suis certaine !

— D'accord, d'accord. Si ça peut te rassurer, on montera voir ensemble dès que possible.

— Je veux bien, merci.

Chacun se tourne de son côté. Eugénie a la tête en vrac. Trop d'idées confuses se bousculent en elle. Victor aussi s'agite sur sa moitié de lit. Il n'arrête pas de gesticuler. Puis tout à coup, il s'immobilise. Fascinée qu'il ait pu s'endormir aussi vite après leur conversation, Eugénie se retourne pour vérifier.

Elle pousse alors un effroyable cri d'horreur. Une silhouette spectrale tend les bras vers elle…

— Oooouuuh ! fait son mari, caché sous un drap. Je t'avais bien dit qu'il y avait un fantôme, Cocotte dodue !

De toutes ses forces, elle lui jette son gros livre en pleine tête.

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