8

— Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché.

Dans l'obscurité du confessionnal, à travers le parloir percé de minuscules trous qui les sépare, Céline ne distingue du prêtre qu'une forme vague.

— Vous n'avez pas l'habitude de venir, note celui-ci.

— Pas vraiment, je dois l'avouer. Pas du tout, en fait…

— Plus personne ne prononce cette formule ; d'ailleurs plus personne ne vient se confesser. À part la petite dame qui s'occupe des fleurs et de la sacristie parce qu'elle triche à la belote.

Céline hésite, mais ne peut taire sa question.

— N'êtes-vous pas supposé garantir le secret de la confession ?

Elle entend un choc sourd, puis plus rien.

— Mon père, vous êtes là ?

Il ne répond pas immédiatement.

— Je suis là, entièrement à votre écoute. Pardonnez cette méprisable bourde. Le manque d'habitude… Mais ne craignez rien, vous pouvez me confier ce qui vous préoccupe en toute confiance.

À en juger par la voix, Céline et le curé doivent avoir sensiblement le même âge.

— J'ai honte, mon père. Je ne sais plus où j'en suis, ni comment m'y prendre.

— Expliquez-moi ce qui vous arrive.

— J'élève mon fils toute seule. Il s'appelle Ulysse et vient d'avoir douze ans… J'ai l'impression de ne pas être à la hauteur, de ne pas m'occuper correctement de lui. Mais il y a pire : par moments, je me surprends à regretter de l'avoir eu.

— C'est-à-dire ?

— Je voudrais qu'il n'existe pas. C'est affreux… Pourtant, je vous jure que je l'aime de tout mon cœur. Je me dégoûte. Je suis une mère indigne.

— Vous ne vouliez pas d'enfant ?

— Si, bien au contraire. Mais entre l'idée que l'on s'en fait et la réalité… J'ai simplement l'impression de ne pas être capable de l'élever. Je rate tout, je suis en permanence à côté de la plaque. Comme si je m'étais inscrite à un examen pour lequel je n'aurais pas le niveau. Je n'aurais pas dû me présenter…

— Éprouvez-vous ce sentiment paradoxal sous le coup de la colère ?

— Plutôt sous le coup de l'épuisement. En général, je commence à craquer le soir, vers 19 heures, alors que je suis à bout de forces et que je dois encore préparer le repas, l'aider à faire ses devoirs, m'occuper des factures… Je m'écroule vers 21 heures, quand Ulysse est couché.

— Aucune colère en vous ?

— La colère demande beaucoup trop d'énergie, c'est un luxe que je ne peux pas m'offrir. Mon ex-mari arrive parfois à déclencher en moi des accès de rage noire — ça, il m'en a offert bien plus que des fleurs — et à chaque fois, j'ai envie de le trucider…

Le prêtre tousse, Céline s'interrompt.

— Je ne devrais pas tenir ce genre de propos, c'est ça ?

— Je ne suis pas ici pour vous juger, mais pour vous aider à alléger votre conscience. Parlez-moi de votre fils.

— Je ne vais sûrement pas être objective, mais la première caractéristique qui me vient pour le décrire, c'est « gentil ». Avec ses copains, avec moi, il fait toujours le choix de l'affection. Il partage, il donne, il essaie de m'aider du mieux qu'il peut, en travaillant bien à l'école par exemple. Je le vois devenir un petit homme et souvent, il cherche à me protéger. Ça me fait fondre. C'est pour lui que je tiens. Il porte des choses trop lourdes pour lui, que ce soient les sacs de courses ou les sentiments. Il est déjà plus mûr que son père… Du coup, je le trouve aussi trop raisonnable. Notre divorce l'aura sans doute fait grandir plus vite qu'il n'aurait dû. Je n'aurai pas été capable de lui faire le cadeau de l'insouciance… Il n'est absolument pas responsable de mon état et je m'en veux d'autant plus d'éprouver ces sentiments révoltants. Quel monstre faut-il être pour souhaiter qu'un être innocent, son propre enfant, n'existe pas ?

— Ulysse sait-il ce que vous ressentez lorsque vous êtes fatiguée ?

— Bien sûr que non. Personne n'est au courant, à part vous maintenant. Je fais tout ce que je peux pour lui donner les moyens d'avancer dans sa vie. Mais entre mon travail, tout ce que je dois gérer pour lui, l'emmener au sport, à l'école, et l'appartement à faire tourner, je ne m'en sors pas.

— Le père est absent ?

— Je préférerais, mais il est bien là, irresponsable et destructeur. Il déstabilise Ulysse en essayant de le monter contre moi. Chaque fois que le gamin rentre de chez lui, il est en vrac. Son père oscille entre une attitude de copain démagogue qui cède à tout pour acheter son affection, et une absence complète d'implication. Depuis près d'un an, il ne me verse même plus la pension alimentaire. Il m'en veut d'avoir obtenu la garde d'Ulysse. Si vous saviez toutes les horreurs qu'il a racontées sur moi pour tenter de la récupérer… Mais au fond, il n'en avait rien à faire de notre fils. Tout ce qu'il voulait, c'était m'humilier et me le retirer pour me faire souffrir.

— J'entends une femme qui a des doutes, qui vacille, mais vous ne m'avez encore rien dit qui nécessite le pardon. Pourquoi êtes-vous venue vous confesser aujourd'hui ? Quelle faute pensez-vous avoir commise ?

Céline est bouleversée.

— Faut-il avoir commis une faute pour s'en vouloir ? Une faiblesse, un sentiment n'est-il pas suffisant pour se sentir mal ?

Le prêtre ne sait pas quoi répondre. Céline enchaîne :

— Peut-être que si je jouais à la belote, je tricherais moi aussi. Je ne suis pas une sainte. Mais la priorité pour moi, c'est Ulysse. Je ne survis plus pour moi, mais pour lui.

— Ne vous oubliez pas. Il faut recevoir avant de donner. Vous devez vivre aussi un peu pour vous, sinon, où puiserez-vous la force de l'aider ?

Céline se tait, et pourtant elle aurait beaucoup à dire. Elle devrait répondre, avoir le courage d'avouer qu'elle fréquente quelqu'un même si c'est irrégulier. Mais que dirait le curé s'il apprenait que celle qu'il écoute entretient une liaison avec un homme marié ? Pire, comment la jugerait-il s'il savait qu'elle attend que cet homme rompe pour avoir enfin une chance d'être heureuse en faisant le malheur d'une autre ?

— Avez-vous des proches, reprend le prêtre, de la famille avec qui vous pouvez discuter de votre situation ?

— J'ai deux copines, mais ce n'est pas pareil.

— Pas pareil ?

— Je crois que j'ai besoin d'entendre les conseils d'un homme. Vous ne voyez pas la vie comme nous, et c'est ce point de vue complémentaire qui me manque.

— Mais je suis prêtre…

— Vous êtes bien un homme ?

— Ça oui, je vous le confirme, mais je n'ai l'expérience ni du couple, ni de la paternité.

— Pourtant, j'aime vous parler. Cela me fait du bien. Je le sens déjà. Je ne vous vois pas, mais votre voix me rassure.

— Vous êtes venue ici uniquement pour parler à un homme ?!

— Un homme en qui je pourrais avoir confiance.

— Vous ne connaissez aucun homme en qui vous puissiez avoir confiance ?

Céline pense à son amant marié ; elle aimerait bien qu'il soit ce confident qui lui manque tant, mais elle est obligée d'admettre qu'il n'a pas du tout le profil.

Le prêtre insiste :

— Votre papa ?

— Il est mort quand j'avais six ans.

— Désolé.

— Il y a bien le mari d'une de mes amies, qui est assez proche d'Ulysse, mais je ne peux pas tout lui dire.

— Personne d'autre ?

Céline cherche, mais elle doit se rendre à l'évidence.

— Non. Pour vous donner une idée de ma situation, avant d'oser venir vous voir, je suis allée consulter une psy. J'ai arrêté lorsque je me suis aperçue qu'elle faisait des micro-sommeils pendant que je pleurais dans son cabinet. J'ai aussi tenté un voyant. J'ai paniqué au moment où il m'a prédit une torride histoire d'amour en essayant de me caresser la main.

— Mon Dieu…

— Docteur, qu'est-ce que je peux faire ?

— Je ne suis pas docteur et vous n'êtes pas malade. Vous subissez beaucoup de petites choses qui, associées, vous écrasent. Mais si vous les preniez une à une, vous pourriez sans doute en venir à bout et inverser la tendance.

— Génial, vous parlez comme le magazine que m'a prêté une collègue. « Toujours garder une approche positive », même au fond du trou. « Se satisfaire des petits bonheurs quotidiens. » Mais, franchement… je suis au bord des larmes en permanence. Je me retiens de craquer devant le petit, mais ça devient de plus en plus difficile. Voilà deux jours, parce qu'on avait du mal sur un exercice de chimie pourtant simple, j'ai été obligée de m'enfuir dans la salle de bains pour pleurer en cachette. Vaincue par une molécule d'oxygène qui ne savait pas quoi faire de ses électrons. Vous vous rendez compte, je me suis fait terrasser par une molécule ! Plus ridicule encore, à la dernière réunion parents-profs, j'ai sangloté pendant un quart d'heure dans les bras d'une enseignante de français qui n'était même pas la sienne. Ils doivent me prendre pour une névrosée complète. Mais ce n'est pas le plus grave. Que va-t-il se passer lorsque Ulysse posera des questions auxquelles seul un homme peut répondre ? Vers qui vais-je me tourner ?

— Vous ne croyez pas à la prière ?

— Je travaille dans un cabinet d'assurances. Autant vous dire que les statistiques ont eu raison du peu de foi qui subsistait en moi. Je suis mère célibataire, comme 23 % des femmes qui ont des enfants aujourd'hui dans notre pays. En lui infligeant une vie si précaire, je sais que j'expose mon fils à un avenir beaucoup moins bon que celui dont il aurait pu bénéficier au sein d'un couple stable. C'est mathématique.

— C'est une statistique officielle ?

— Non, une peur bleue. Pardon, mon père, mais les miracles, je n'y crois pas. Le seul dont j'ai été témoin, c'est réussir à prendre plus d'un kilo alors que je n'avais mangé que cent grammes de glace…

— Pourtant, vous êtes venue me voir.

— C'est vrai.

— J'ai moi aussi une statistique pour vous : 100 % des gens qui vivent sur cette planète ont des problèmes souvent très sérieux. 100 % d'entre eux ont besoin d'aide et 100 % ne s'en sortent que parce qu'ils croisent quelqu'un qui devient leur solution. Seul, on ne résout rien. Il faut absolument que vous puissiez au moins vous exprimer. Vous n'arriverez pas à sortir la tête de l'eau tant que ce fardeau qui vous ronge restera enfermé en vous. Revenez me voir aussi souvent que vous le voudrez.

— Merci, docteur. Vous devez me trouver pathétique.

— C'est notre condition à tous, jusqu'à ce que l'on repère la lumière qui nous guide hors des ténèbres.

Загрузка...