Juliette n'a rien vu venir. Toute la journée, comme un automate, elle a enchaîné les radios et les échographies, résignée à subir ensuite une énième soirée de déprime, prisonnière de ses interrogations, torturée par ses doutes.
Elle est tellement larguée que dimanche matin, elle s'est présentée à son travail en se demandant pourquoi elle était la seule au cabinet. Dimanche, lundi, mercredi… Quelle importance ? Quand on est triste à mourir, les jours sont identiques et les heures bien trop longues.
Sa morne existence aurait pu s'étirer ainsi jusqu'à ce que mort s'ensuive, mais un déclic a fini par se produire en elle. Juste avant la fin de son service. Une gifle administrée par une main invisible. Un électrochoc avant l'arrêt cardiaque. Une étincelle. Sans qu'elle s'en rende compte, l'aiguille qui mesure l'indice « laisse tomber/tente le tout pour le tout » est entrée en zone rouge vif. Elle ignorait même que cette jauge existait en elle, jusqu'à ce que la surpression menace de la faire exploser. Soudain, plus question de rentrer se terrer chez elle comme une bête blessée. Étrange de constater à quel point nos mécanismes internes travaillent à notre insu, suivant leur propre rythme, ne se manifestant à notre conscience que lorsqu'ils ont achevé leur mystérieux processus et que plus aucune alternative n'est possible… C'est là que l'instinct prend les commandes, après avoir viré « sagesse » et « raison » qui sautent en marche du train. Nous n'avons plus alors qu'à nous obéir à nous-mêmes, aveuglément. C'est exactement ce que va faire Juliette.
La jeune femme monte dans sa voiture. Elle ne chante pas, elle n'en a même pas l'idée. Sans broncher, elle patiente à chacun des feux. Elle ne compte plus sur d'hypothétiques superpouvoirs pour s'en sortir, seulement sur elle-même. Ne pas se perdre en faux espoirs ou combats inutiles. Économiser ses forces pour l'épreuve qui s'annonce. En roulant, elle ne doute pas du bien-fondé de sa démarche. De toute façon, elle ne pourra pas tenir une journée de plus dans cet état-là. Elle doit savoir. Elle veut dire. Il faut qu'elle découvre si elle peut vivre ou si elle doit crever.
Lorsqu'elle arrive aux environs du garage, elle s'aperçoit avec horreur que les lettres survivantes de l'enseigne, prises dans un autre ordre, peuvent également signifier « ATTENTION ». Qu'importe. Hors de question d'être prudente. Elle n'a pas les moyens d'être raisonnable. Coûte que coûte, elle doit parler à Loïc. Il décidera ce qu'il veut, mais elle ne peut plus contenir le cyclone qui lui ravage l'âme depuis l'audition maudite.
Les portes de l'atelier sont ouvertes. Tant mieux, cela évitera à Juliette d'avoir à les défoncer. Elle en aurait été capable. La jeune femme se gare n'importe comment. Tant pis si cela gêne les utilitaires ou les immondes petits cabriolets d'autres filles qui pourraient être attendues. Pour ce soir, c'est encore sa place.
D'un pas décidé, elle entre. Son bel élan ne fait pas long feu. Les odeurs mêlées lui font un drôle d'effet. Elle ralentit. Carburant, métal chauffé, graisse… Le cocktail olfactif est familier, rassurant. Juliette a l'impression de revenir chez elle. Mais est-ce toujours le cas ?
— Loïc ?
Pas de réponse. Elle avance, s'aventure sous le pont de levage en évitant ce qui pourrait la salir. Un bruit d'outillage venu du fond du garage l'alerte ; elle se faufile et aperçoit de la lumière. Soudain, elle s'immobilise devant la Buick jaune. Elle vient d'entrevoir les chaussures du garagiste qui dépassent de sous la voiture. Ce n'est pas la partie qu'elle préfère chez le jeune homme, mais elle est tout de même contente de les voir. Même ses pieds lui manquent !
Ceux-ci gigotent, signe qu'il bricole.
— Loïc, c'est moi, Juliette.
Les pieds se figent. Les jambes commencent à s'agiter pour s'extraire, mais la jeune femme réagit :
— Non, s'il te plaît, reste là-dessous. Je préfère te parler sans affronter ton regard. J'ai trop peur de ne plus trouver dans tes yeux ce que j'aime tant y lire.
— Mais…
— Ne dis rien. S'il te plaît. Je ne serai pas longue. Je te supplie de m'écouter. Après, si c'est ton choix, je m'en irai et je ne t'importunerai plus jamais.
Juliette se lance comme on saute dans le vide :
— La première fois que je t'ai vu, c'était ici même. Je me souviens de chaque détail, même si je suis bien incapable d'expliquer ce que tu fabriquais ! Tu tenais un gros bout de fer avec lequel tu essayais d'en tordre un autre en lui parlant. Spéciale comme première vision, mais peu importe. Je ne sais pas pourquoi, je suis instantanément tombée amoureuse de toi. Tu étais beau, c'est vrai, mais ce n'est pas ce qui m'a fait le plus d'effet. J'ai ressenti un truc dément. J'ai eu immédiatement envie de me blottir contre toi, que tu refermes tes bras sur moi. Pour te sentir. Pour ne plus avoir peur, pour ne plus être seule, pour être avec toi. Toujours. J'aurais donné n'importe quoi pour que tu me parles, même comme à ton bout de métal. Que tu me tiennes aussi fort que lui. Tout à coup, j'avais l'impression de comprendre pourquoi j'existais, la certitude de savoir ce que je devais faire de chaque seconde de mon existence. En sortant de ton garage, sans le savoir, tu m'avais déjà appris ce que signifiait « être folle de quelqu'un ». Cette fois-là, notre rencontre était due au hasard. Pas les suivantes. Tu me prendras sans doute pour une folle, mais j'ai ensuite moi-même saboté ma voiture pour revenir te voir. J'en avais besoin.
Les pieds bougent à peine. Juliette les regarde comme s'ils étaient l'interlocuteur qu'elle veut convaincre. Debout, dans un garage, elle s'exprime autant avec ses mains qu'avec son corps devant deux chaussures…
— Je ne me suis jamais amusée à faire le portrait-robot de mon homme idéal, mais chaque fois que je passais du temps avec toi, je me rendais compte que tu y correspondais parfaitement. J'aime ton air sérieux quand tu auscultes une voiture, ta façon de te glisser dessous, tes gestes si précis quand tu saisis une visseuse et si maladroits lorsqu'il s'agit de ma main… Le jour où tu as soigné ma brûlure restera l'un de mes plus beaux souvenirs. Je sais déjà qu'il me tiendra chaud jusqu'à mon dernier souffle. Avec toi, j'ai découvert que l'amour existe vraiment. J'ai touché ce dont parlent les chansons, les films et les livres et qui nous fait tant rêver. J'ai aussi pris conscience de tout ce que ce sentiment a le pouvoir de nous faire faire. Je ne regrette rien. Ni mes mensonges pour te voir, ni les heures à t'attendre, à passer devant ton garage pour essayer de t'apercevoir. Bon sang, qu'est-ce que c'était bien ! Tout était évident, indiscutable, possible. Pas une seconde, je n'ai imaginé que quelque chose puisse se mettre en travers de notre histoire. Surtout pas moi.
« Pourtant, un soir, tu as brutalement disparu. Je suis restée comme une paumée, sans en comprendre la raison. J'ai passé mes nuits à me souvenir de nos échanges, de nos mots, nos gestes, sans rien y déceler de destructeur. J'ai survécu dans l'attente d'un signe, n'importe lequel, même un reproche. Chaque visite, chaque appel ne pouvait être que le tien. Mais rien. Je suis convaincue que tu es un homme bien, alors forcément, j'ai commencé à me dire que j'étais responsable de ton absence. Est-ce que tu sais ce que ça fait de se juger coupable d'avoir ruiné ce qui vous importe le plus au monde ? Je me suis haïe. Je me suis traînée plus bas que terre. Par quelle malédiction avais-je pu me priver de toi ? Chaque minute, je me remettais en cause.
« J'ai fini par en déduire que tu n'avais pas aimé que je monte sur scène pour danser. Tu m'as sans doute trouvée légère, peut-être trop proche physiquement d'autres hommes. Je t'ai choqué.
Les pieds ne bougent plus. Juliette n'est plus capable de retenir ses larmes.
— Alors, Loïc, je suis venue te demander pardon. Si tu le veux, je promets que je ne danserai plus jamais. Je m'en fous. Je fais une croix là-dessus. La vie est jalonnée de choix, celui-là est balèze mais je n'hésite pas. Si tu peux oublier ce que tu as vu ce soir-là, laisse-moi une chance et garde-moi. Offre-moi l'espoir de devenir autre chose qu'un souvenir.
Les jambes s'agitent. Il s'extirpe de sous la voiture, avec moins de souplesse que d'habitude. Juliette a peur, mais tout à coup, elle change radicalement d'expression.
— Victor ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Elle s'attendait à tout, sauf à voir apparaître le mari de son amie.
— Je suis mal, ma Juliette, qu'est-ce que je suis mal ! Je réparais le circuit hydraulique dont le petit n'arrive pas à se dépêtrer.
— Mais pourquoi n'as-tu rien dit ? Pourquoi m'avoir laissée raconter tout ça ?
— J'ai essayé de te prévenir, mais tu m'as ordonné de me taire et tu as démarré. C'était magnifique ! Franchement…
Juliette le bombarde du regard.
— Excuse-moi, mais ça ne t'était pas destiné. J'ai l'impression d'avoir été surprise toute nue sous ma douche. Où est Loïc ?
— Dans la réserve.
Juliette se met à trembler.
— Jamais je n'aurai la force de le lui redire. Il m'a fallu des semaines de désespoir pour réunir cette inconscience et venir lui déballer mon cœur… Pour ce genre de représentation, on ne fait pas de répétition. C'est foutu.
— Tu n'auras pas à répéter.
La voix a surgi, grave, posée.
Juliette fait volte-face. Loïc est là. Elle est tétanisée. Cela n'arrive jamais aux tartes. Ni aux huîtres d'ailleurs. Il avance vers elle. Il lâche sa barre antiroulis, qui tombe sur le sol en tintant. Un frisson parcourt la peau de la jeune femme. Une onde rare qui a le pouvoir de vous ramener instantanément à la vie.
Il la prend dans ses bras et l'embrasse. Pas sur la joue. Les grands cerfs n'enlacent pas comme ça.
— Je suis désolé. Je ne me suis pas rendu compte du mal que je te faisais.
— Demande-moi ce que tu veux, mais permets-moi de rester.
— Reste, s'il te plaît. Et apprends-moi à danser.
L'un des rêves de Juliette vient de se réaliser : son petit top est maculé de traces de doigts noires et graisseuses. Par quel miracle un truc foutu peut-il devenir aussi inestimable ?
Victor gémit :
— Laissez-moi au moins le temps de m'échapper. Vous vous rendez compte à quel point c'est gênant ? Je n'ai pas envie de passer la nuit sous la bagnole en me bouchant les oreilles !