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Dans la salle de répétition, il n'y a pas suffisamment de chaises pour tous les membres de la troupe venus assister à cette réunion décisive. Il ne manque personne. Laura et Céline sont arrivées ensemble. Eugénie a pris place entre Maximilien et Natacha. Victor reste debout, au fond, en compagnie des éclairagistes et des machinos. Norbert est au piano. Il semble triste de ne pas avoir de doigts pour jouer.

Nicolas ouvre la séance :

— Avant que nous ne lancions les débats, je souhaite remercier M. Thibaud Marchenod, propriétaire de ce théâtre, d'avoir bien voulu se joindre à nous. La présence de l'arrière-arrière-petit-fils du fondateur est un signe fort. Un engagement positif en faveur de l'avenir de l'établissement face aux échéances de négociation avec la mairie.

Le ton officiel adopté par le metteur en scène et la présence de l'héritier dans son costume gris confèrent à l'assemblée un caractère inhabituellement formel. Karim est dans ses petits souliers, et beaucoup de membres de la troupe sont dans le même état. La participation d'un invité de marque risque de brider la spontanéité des plus timides.

M. Marchenod se lève, salue l'assemblée et déclare :

— Si je suis parmi vous aujourd'hui, c'est parce que vous faites vivre ce lieu au quotidien. En cela, vous perpétuez le rêve de mon aïeul qui — selon ses propres termes — décrivait ce théâtre comme « une sorte de zoo des émotions en voie de disparition », une réserve naturelle où viendraient s'ébattre tous les sentiments menacés d'extinction que l'on chasse trop souvent d'une réalité qu'il jugeait déjà, voilà plus d'un siècle, trop matérialiste. Je vous suis reconnaissant de perpétuer la tradition du spectacle. Je ne suis que son héritier et je ne possède ni son talent visionnaire, ni sa puissance financière, mais uniquement ces quelques murs. Les actionnaires qui contrôlent désormais l'entreprise autrefois familiale espèrent que son emplacement exceptionnel pourrait prochainement permettre une très rentable opération immobilière. Vous avez le droit de penser que, par intérêt, je suis de leur avis. Pourtant, ce n'est pas le cas. Et ce pour une raison très simple : je ne veux pas être celui qui aura fermé ce théâtre. Je ne veux pas être celui qui mettra fin à l'accomplissement le plus humain de notre famille, et encore moins celui qui restera comme le fossoyeur d'une merveilleuse aventure aux yeux de ses enfants. Alors je suis à vos côtés, décidé à faire tout mon possible pour la survie de cet endroit où j'ai aussi grandi. Mon père, comme le sien avant lui, passait tous ses samedis soir ici. Papa me confiait qu'enfant, c'était un fabuleux terrain de jeu, et qu'une fois devenu adulte, il pouvait y prendre du recul, renouer avec les états d'âme dont ses responsabilités ne lui laissaient plus le loisir. Il avait coutume de dire qu'ici, il se soignait. J'ai pris la décision de faire de même. À compter de ce jour, je serai présent tous les samedis soir.

« Mais pour l'heure, je suis venu vous écouter. J'ai hâte d'entendre vos propositions, pour mieux vous aider à les défendre lorsqu'il faudra plaider votre cause, qui est aussi la mienne. Nous nous apprêtons à traverser un épisode crucial de l'existence de ce théâtre. Faisons en sorte que ce ne soit pas le dernier. Si vous m'acceptez, je me considérerais comme membre de votre compagnie. Je pense pouvoir vous assurer que les esprits de Violette et de Fernand veillent sur nous.

Un léger murmure parcourt l'assemblée. La sincérité de l'homme a fait mouche.

Maximilien adresse un signe à Nicolas pour indiquer qu'il veut intervenir.

— Je t'en prie, Max, fait le metteur en scène, on t'écoute.

— Merci à M. Marchenod pour son émouvante introduction, qui rejoint mon intime conviction. Son ancêtre, comme ses descendants jusqu'à lui, ont été les mécènes de ce lieu afin de permettre aux foules de profiter de toutes les beautés d'un art millénaire.

Personne n'a de doute : Maximilien va resservir son sempiternel couplet sur les classiques. Tout le monde s'en moque. Au fond de la salle, une voix discrète mais néanmoins parfaitement audible lance un « À poil ! » qui réjouit tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans le préambule pompeux du comédien. Maximilien ne relève pas et poursuit :

— Le répertoire classique a offert à ce lieu sa raison d'être. C'est lui qui assurera sa résurrection.

Un murmure dubitatif se répand. Franky lève la main.

— Puisque M. Marchenod est là, j'en profite pour exposer le concept original dont je vous avais parlé et que j'ai poussé à son maximum. Car ne nous mentons pas : nous devons d'abord tenter le public pour qu'il vienne louer nos fauteuils. Or donc, que désire ce public ? Il suffit de regarder ce qui marche le mieux autour de nous, que ce soit au cinéma ou à la télé : le public veut de l'aventure, du romantisme ; il veut rire, il aime bien avoir peur aussi, le tout avec un soupçon de sensualité. J'ai donc mis au point l'histoire qui réunit la totalité de ces ingrédients en actualisant les mythes que nous aimons tous. Vous voulez entendre le pitch ?

Nicolas se méfie mais ne peut faire autrement que de laisser Franky raconter.

— Vous allez voir ce que vous allez voir ! On y va. Tout commence au cœur d'une nuit sans lune. Alors qu'il fuit un orage dont les éclairs risquent de le transformer en zombie pour l'éternité, Frankenstein tombe sur les mines du roi Salomon et leurs fabuleuses richesses. Mais l'argent ne fait pas le bonheur. Bien que pété de thunes, il est maudit, car son amour pour la sublime Cléopâtre est impossible. La belle est retenue prisonnière par l'infâme seigneur Bloodyou, un Martien libidineux dont les troupes n'attendent qu'un geste pour envahir la Terre en trottinette électrique. Le scélérat profite du fait que la séduisante reine souffre d'une maladie rare, une allergie au tissu qui l'oblige à vivre entièrement nue…

La même voix venue du fond crie à nouveau : « À poil ! » L'assistance est bouche bée. Même Natacha est dépassée. Peut-être s'imagine-t-elle déjà en reine sensuelle uniquement vêtue de ses chaînes ?

Tous les regards convergent vers Thibaud Marchenod qui reste impassible. On le comprend. Il faut reconnaître à Nicolas le courage de sa fonction, car dans ce genre de situation, c'est toujours à lui que revient le redoutable privilège de réagir.

— Franky, répond-il d'un ton égal, une fois encore, nous saluons l'esprit pionnier de ton idée, mais elle me paraît trop avant-gardiste pour rassurer nos bailleurs de fonds.

— Tu crois ? Pourtant, ce concept coche toutes les cases.

— C'est vrai. Il en coche même trop.

— J'ai hésité sur les zombies. Je peux sans doute lui apporter une tonalité plus politique.

— Nous devons y réfléchir.

Eugénie lève la main :

— J'ai une idée à proposer…

Nicolas, trop heureux de pouvoir s'en sortir, s'empresse de rebondir :

— Fantastique ! Nous sommes impatients de t'entendre.

— …mais elle n'est pas encore complètement prête.

— Peux-tu au moins nous en tracer les grandes lignes ? insiste Nicolas. Le rendez-vous avec la mairie est prévu dans une semaine…

— Je sais. Je n'en dors plus, comme beaucoup d'entre vous, je présume. Je voudrais pouvoir vous présenter un projet, mais ce n'est encore qu'une ébauche. Cependant, depuis que cette idée m'est venue, je ne cesse pas d'y penser. Tout me pousse à la rejeter. Elle est risquée, insensée, impossible… et pourtant, elle m'apparaît comme une évidence.

La gardienne marque une pause. Elle pèse ses mots :

— Je vous connais toutes et tous, j'aime cet endroit. Comme vous, je ne veux pas qu'il disparaisse. Pour chacun de nous, il représente quelque chose d'essentiel. Un lieu d'expression, que ce soit par la lumière, les costumes, les décors, les mises en scène ou les personnages que vous y créez. Je n'ai aucun de ces dons. Pour moi, ce théâtre est mon foyer. Avec mon mari, nous sommes les seuls à y vivre jour et nuit. Nous en prenons soin comme de notre propre maison. Et je n'ai pas peur de dire que vous êtes ma famille. Alors je ne sais pas où je vais, mais je sais que je dois y aller. Si vous me faites confiance, je vais avoir besoin de vous, de chacun d'entre vous.

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