Deux chansons plus tard — soit environ huit kilomètres —, Juliette se range devant un modeste garage automobile perdu entre deux hangars dans une zone industrielle.
Une façade de tôle ondulée couverte de plaques émaillées vantant les mérites de marques dont beaucoup n'existent plus. Une ancienne pompe à essence depuis longtemps hors service. Sur le fronton, on distingue encore la trace des mots « ENTRETIEN RÉPARATIONS », mais beaucoup de lettres sont tombées. Il n'en reste plus que quelques-unes, rouges et piquées de rouille : « T.EN…ATIONS ». Dès sa première visite, Juliette y avait vu un signe.
Avant de descendre, elle vérifie son apparence dans le rétroviseur et, après avoir expérimenté quelques moues, se compose un air préoccupé.
Des colonnes de vieux pneus et une voiture de collection sur cales encadrent des portes grandes ouvertes sur un atelier où règne un obscur chaos mécanique. Eugénie, de plus en plus intriguée, déboucle sa ceinture et suit son amie qui franchit le seuil.
Les voitures à demi démontées et les motos sans roues ont des allures de monstres tapis dans l'ombre. Outils et pièces automobiles jonchent le sol alors que flotte un parfum de graisse mêlée d'essence. Quelque part dans ce capharnaüm, une radio nasillarde diffuse un tube déjà ancien. Bien que séduite par le tempo, Juliette parvient à se contrôler. D'une voix forte teintée d'accents implorants, elle appelle :
— Excusez-moi, il y a quelqu'un ?
Un bruit métallique résonne au fond, immédiatement suivi d'un juron.
— J'arrive !
Des bruits de pas, puis une silhouette qui contourne le pont de levage et avance droit sur les visiteuses. Un jeune homme en bleu de travail émerge de la pénombre. Comme un puzzle s'assemblant progressivement devant elle, Eugénie le découvre. D'abord une démarche posée mais volontaire, une carrure, enfin un visage bien dessiné, équilibre parfait entre la puissance de la mâchoire, la douceur du regard et la sensualité des lèvres. Lorsqu'il s'approche, cerise sur le gâteau, elle s'aperçoit que ses yeux sont magnifiques. Difficile de ne pas tomber sous le charme de cette masculinité brute dont le porteur semble naïvement ignorer la valeur.
Avec une timidité que son amie ne lui connaissait pas, Juliette demande :
— Vous me reconnaissez ?
— Bien sûr, vous étiez là la semaine passée, et même celle d'avant. Ne me dites pas que vous avez encore eu un carton…
— Si. C'est horrible, je crois que j'ai la poisse…
— De quoi s'agit-il, cette fois ?
— Je ne sais pas trop.
— Vous voulez que je jette un œil ?
— Vous me sauveriez la vie. Merci beaucoup.
En passant devant Eugénie, qu'il salue, le jeune garagiste commente :
— Votre fille n'a pas de chance avec les voitures !
Eugénie reçoit la remarque comme une gifle. Un coup à s'écrouler en morceaux, à commencer par les bras qui se décrocheraient. Pas vraiment un problème ici — quelques pièces détachées supplémentaires ne se remarqueraient pas dans le foutoir ambiant. Bonne matinée pour Eugénie qui, depuis ce matin, s'est déjà fait traiter de dinosaure, et qui à présent se voit affublée d'une autre maternité. Brontosaure qui s'ignore voit un nouvel œuf éclore…
En remontant vers le point d'impact à l'arrière, le mécanicien inspecte le véhicule. En découvrant les traces, il s'arrête, perplexe.
— Eh ben dites donc… Comment vous avez fait ça ?
— Vous n'allez pas me croire, je n'en ai aucune idée.
Il s'agenouille pour évaluer les dégâts, passe la main sous le bas de caisse. S'apercevant que les enfoncements l'entraînent loin, il s'allonge sur le dos, prêt à se glisser dessous.
Juliette, frissonnante, s'approche d'Eugénie et lui murmure discrètement :
— C'est le moment que je préfère.
L'homme s'engage sous la voiture.
— J'adore sa façon de bouger. Regarde comme il est beau ! Ces épaules, ce torse, ce bassin, il doit danser comme un dieu…
— Tu m'as fait passer pour ta mère.
— Je n'y suis pour rien, c'est lui qui…
— Tu n'as rien fait pour le détromper.
— J'adorerais t'avoir comme maman.
— Je déteste l'idée d'avoir l'âge de ta mère.
Juliette lui prend le bras et se blottit contre elle.
— Pardon, c'est vrai, j'aurais dû rectifier. Mais c'est sa faute, il me fait perdre la tête ! C'est la première fois que j'éprouve ça pour quelqu'un.
— On ne tombe pas amoureuse d'un gars qui se tortille par terre, même s'il est effectivement bien taillé.
— Il ne se tortille pas, il sauve ma voiture.
— Que tu as toi-même défoncée…
Juliette lui fait signe de parler moins fort.
— Non, je te jure, il me fait un effet particulier. Je sens autre chose.
— Le gasoil ?
— Je suis sérieuse.
L'homme se contorsionne toujours pour ausculter le châssis. Juliette le dévore des yeux. Elle murmure à sa complice :
— Là, tu vois, tout de suite, j'ai envie de me jeter sur lui.
— Par pitié, calme-toi, pense à une chanson et, s'il te plaît, pas à un slow langoureux…
Pensives, les deux femmes observent le garagiste qui, après un moment, finit par se dégager.
— Vous avez de la chance, ce n'est pas trop grave. Le pot n'est pas touché. J'avais aussi peur pour le réservoir, mais tout va bien. Il y aura quand même un peu de travail. La bonne nouvelle, c'est que vous pouvez rouler comme ça. On n'est pas obligé de réparer.
— Mais si, j'y tiens ! Réparez-moi !
L'homme paraît surpris par la réaction mais après tout, le client a toujours raison, surtout quand c'est une cliente aussi mignonne.
— Dans ce cas, il faudrait me laisser votre voiture une bonne journée, voire deux. Même en faisant le minimum, ça devrait aller chercher dans les 350…
— Je me débrouillerai. J'ai confiance en vous. Quand voulez-vous que je vous la dépose ?
Il réfléchit.
— Mardi matin, si c'est bon pour vous.
— Pas de problème, ma petite mère chérie me conduira !
Maman dino est à deux doigts de se transformer en dragon cracheur de feu. Ce qui, entre les bidons d'huile et les vapeurs de carburant, mettrait le feu à tout le quartier.