Alors que s'achève la petite musique d'introduction, la lumière diminue et le bruissement de l'assistance s'estompe. Eugénie est installée dans sa loge habituelle. Exceptionnellement, elle s'y trouve en compagnie de Natacha, chez qui voir le rideau s'ouvrir du côté du public va sans doute produire un drôle d'effet. Étrange expérience pour une comédienne de regarder une costumière endosser son rôle…
Le rideau s'écarte sur l'appartement. Le mari infidèle entre sous les applaudissements et ment pour la première fois. Il y a quelque chose d'électrique dans la salle ce soir, comme si, à défaut de le savoir, les gens sentaient que cette représentation-là est spéciale.
Dès la première apparition de Céline, il se produit quelque chose d'inhabituel. Alors qu'elle fait son entrée avec son plateau de petit déjeuner, c'est un tonnerre d'applaudissements lancé par l'équipe qui l'accueille. Eugénie frappe vigoureusement dans ses mains mais Natacha reste impassible, comme hypnotisée par ce qui se déroule devant elle. Pourquoi n'est-ce pas elle qui se trouve sur scène ?
Les premières répliques sont très légèrement hésitantes, mais cela ne dure pas et de toute façon, dans le feu de l'action, le public ne l'a sans doute pas décelé. De son balcon, Eugénie aperçoit Juliette et Loïc, chacun n'osant pas dépasser sa moitié d'accoudoir. Elle voit aussi Marcelle et Jean, qui eux se tiennent la main. Laura est postée près de l'entrée principale. Chantal s'est installée à une place vide et, dans les coulisses, Karim est tellement dans le jeu qu'il approche dangereusement de la limite de visibilité pourtant matérialisée par une ligne au sol.
Au fil du texte, Céline prend peu à peu de l'assurance. C'est lors de la première réplique offensive de son personnage que tout le monde s'en rend compte. Acte I, scène 5.
— Cela ne t'ennuie pas que je m'inscrive avec Olga à ce club de gymnastique douce ?
— Mais pas du tout ma chérie, au contraire. Profite de la vie. C'est pour te permettre cela que je m'échine chaque jour.
Le ton est méprisant et le propos humiliant. La femme ne laisse pas passer. Elle s'approche de son compagnon et lui lâche :
— J'accepte ce genre d'activité uniquement parce que tu n'es pas là. C'est avec toi que j'ai choisi de passer ma vie, pas avec mes copines. Je préférerais que nous ayons des projets tous les deux, mais ton « travail » ne t'en laisse jamais le temps. Alors je m'occupe comme je peux en attendant de te servir les repas préparés avec amour que tu manges toujours froids — quand tu daignes y toucher.
La salle est en haleine. Les choses sérieuses commencent. Natacha est immobile, figée. Eugénie est incapable de deviner ce qui se passe dans son esprit. Est-elle mortifiée, fascinée ? A-t-elle perdu connaissance ? L'actrice est comme en panne. Elle n'applaudit jamais alors que la salle s'enthousiasme de plus en plus, et que même Marcelle et Jean se lâchent parfois la main pour plébisciter l'action. Le jeu de Maximilien n'est pas le même que d'habitude non plus. Si, dans les premières scènes, il jouait comme d'ordinaire, il semble désormais emporté par l'interprétation toute personnelle de Céline. La pièce n'a probablement jamais été jouée — ni regardée d'ailleurs — avec une telle intensité.
Au milieu de l'acte II, Céline franchit encore un palier. En plein dialogue, alors qu'elle ne se trouve pas à l'endroit où le personnage est supposé se placer, elle fait carrément volte-face pour avancer sur son mari, dont elle soupçonne désormais la trahison. Discrètement, elle retire son oreillette et la balance dans le trou du souffleur.
Nicolas ne contrôle plus son actrice. La bête s'est libérée. Elle n'obéit plus qu'à son propre ressenti du texte, habitée tout entière par son personnage. Maximilien a bien du mal à garder le dessus. Cette nouvelle donne l'oblige à jouer avec encore plus de finesse, pour le bonheur de tous. Il est brillamment odieux, sublimement hypocrite, et magnifiquement malhonnête. Face à lui, Céline est d'une sincérité absolue.
Dans la salle, alors que la tension monte de scène en scène, il n'y a pas le moindre bruit. La petite dame qui a toussé deux fois a même failli se faire lyncher par ses voisins. Loïc a les yeux rivés sur la scène. Eugénie est impressionnée par la capacité d'adaptation dont fait preuve Maximilien. Pour compenser les transgressions de mise en scène, il se positionne dans un parfait équilibre. Face à cette partenaire pugnace, il fait preuve d'un talent qu'il n'a pas eu souvent l'occasion d'exprimer. Malgré son personnage détestable, il réussit l'exploit d'avoir du charme. On lui pardonnerait presque ses bassesses, si elles ne faisaient pas autant de mal à celle dont on suit l'évolution avec de plus en plus d'intérêt.
Eugénie se dit que pour jouer la douleur, Céline n'a sans doute pas à aller chercher très loin en elle. Pour mimer la colère, elle n'a qu'à imaginer Martial dans le rôle du beau parleur, bien que Maximilien ait infiniment plus d'allure. Mais à qui pense la comédienne lorsqu'elle rencontre celui qui deviendra son véritable amour ?
Toute l'équipe meurt d'impatience à l'idée de voir ce que va donner le dernier acte, joué dans ces conditions. En construisant son théâtre, feu M. Marchenod n'imaginait sans doute pas qu'un jour, il s'y passerait quelque chose d'aussi fort. Et pourtant…