La catastrophe se produit à la fin de la scène 16. Comme si ce pauvre Norbert n'avait pas déjà vécu suffisamment de péripéties dans l'histoire, il se blesse pour de vrai… Pendant le changement de décor, la couture de son bras droit lâche à l'épaule. Il s'en faut d'un cheveu que le public ne s'en aperçoive. Arnaud panique. Karim est prêt à faire du bouche-à-bouche au blessé. Heureusement, Céline arrive en urgence et réussit in extremis à « cautériser la plaie », selon l'expression de l'éclairagiste.
Il faut remettre la vedette sur pied sans perdre un instant, car l'intrigue ne le ménage pas. Norbert n'a pas osé dire à Laura qu'il l'aimait, et un beau gosse fortuné a tenté de la séduire dès la scène suivante. À côté de son rival, Norbert est le dernier des empotés. Il ne sait ni parler, ni danser, alors que l'autre se déhanche divinement. Si Laura choisit celui qui semble paré de toutes les qualités, c'est une vie de confort qui lui est promise, à défaut du bonheur.
Maximilien s'est révélé méconnaissable dans le rôle du richissime père du jeune séducteur. Il sert l'archétype sans verser dans la caricature. Plus d'un mois de travail pour y parvenir. Quant à Natacha, elle est détestable en voisine de Laura qui dénigre le pauvre Norbert, lequel passe des heures à attendre la jeune fille au pied de son immeuble. Céline et Juliette, les deux colocataires et amies de Laura, sont heureusement toujours là pour lui ouvrir les yeux sur la réalité des êtres. Il faut dire qu'elles ont de l'expérience : Juliette est une jolie prostituée et Céline une collectionneuse de bijoux qu'elle n'achète jamais… La complicité des deux amies est un atout qui illumine leurs échanges. Elles ont d'ailleurs frôlé le fou rire lorsque, essayant de convaincre leur cadette, elles se sont traitées de « fille de joie » et de « voleuse ».
Le spectacle file à toute allure et le public est embarqué. Il vit au rythme des joies et des peines des protagonistes, et celles qui, dans la salle, n'ont pas prévu de maquillage waterproof en sont pour leurs frais.
Au fil de leurs aventures, Laura et Norbert vont encore rencontrer bien des obstacles, perdre leurs illusions, douter d'eux-mêmes et de ce qu'ils doivent faire. Chaque tableau est une croisée des chemins, chaque rencontre une chance ou une épreuve. Les spectateurs sont un peu comme Eugénie, emportés dans des montagnes russes émotionnelles ponctuées d'inventions visuelles qui décalent les conventions de narration. Le mélange des genres, atypique, produit son effet.
On retrouve Norbert seul sur son banc, sous les arbres, avec les oiseaux. Laura vient déposer dans ses bras un enfant qui lui ressemble. Celui-là ne restera pas seul à la nuit tombée. La salle est bouleversée.
Les tableaux suivants s'enchaînent, les destins se dessinent, les vies se déroulent. Le public ne montre aucun signe de lassitude, bien au contraire. Il ne veut pas que cette histoire s'achève. Pourtant, il est temps. La dernière scène arrive.
Norbert est revenu sur son banc. Son costume est usé, il se tient voûté, il a les cheveux blancs et porte des lunettes. Auprès de lui, dans le bac à sable, trois enfants jouent. Ils sont la prolongation de son histoire, sa fierté, et son plus grand bonheur.
Le temps ne semble pas avoir de prise sur Laura, qui chante comme au premier soir. Alors que des notes de musique résonnent en ordre dispersé, un à un, les protagonistes apparaissent dans le square pour interpréter l'ultime chanson. Les voix se conjuguent, se répondent, et chacun chante cette vie qui pourrait être la nôtre. Telle est l'inestimable valeur des fables. Les personnages s'écartent. Au milieu des siens, Norbert ne bouge plus. Cette fois, il n'est pas endormi, et son rêve durera toujours.
Au refrain final, dans un chœur que même les machinos et ceux de la régie entonnent, les comédiens se prennent la main. Ils avancent sur le devant de la scène. Lorsque la dernière note du dernier accord s'envole sous les ors du théâtre, la salle se lève et fait trembler les murs. Partout, depuis la nuit des temps, c'est cette énergie-là qui se dégage lorsque les humains éprouvent ensemble les mêmes émotions. Laura est au premier rang ; elle fait signe à Arnaud de la rejoindre sur le plateau pour l'aider à soutenir Norbert. Céline et Juliette poussent Eugénie dans la lumière.
Eugénie sent que des gens la touchent, l'agrippent, l'embrassent. Ils la soulèvent littéralement. Les hurlements de ses compagnons et les ovations de la salle se confondent. Tous les soleils d'Arnaud l'éblouissent. Elle a bien fait de ne pas sauter. Elle a bien fait d'avoir des idées stupides. Elle a bien fait de faire confiance.
On la presse de saluer à nouveau, mais elle ne contrôle même plus son visage. Elle espère sourire, mais si ça se trouve elle pleure. Même Norbert fait preuve d'une meilleure maîtrise de lui-même. Ce n'est pas grave.
Tout à coup, alors que les applaudissements sont loin de retomber, Olivier fait irruption sur la scène dans un costume de clown qui ne fait pas du tout partie du spectacle. Eugénie se demande ce qui lui prend. Et pourquoi Victor s'enfuit-il en hurlant alors que son complice tente de se jeter sur lui ?
Dans la vie comme sur une scène, rien n'est jamais gagné, rien n'est jamais perdu. Les belles choses n'arrivent pas une seule fois dans une vie.