Le soleil tape et il ne reste plus grand-chose des salades préparées avec soin par Eugénie. Juliette s'est étendue sur le zinc chaud et s'abandonne au moment.
— Pour ma part, fait-elle les yeux fermés, si le temps le permet, je vote pour que l'on fasse tous nos déjeuners ici.
Eugénie acquiesce franchement. Céline se montre moins enthousiaste.
— Comme ça, si près du vide ? Sans aucune sécurité ?
— Si tu veux, on t'attachera comme une alpiniste ! plaisante Juliette.
— On pourra même t'équiper d'un parachute, ajoute la gardienne.
— Vous pouvez vous moquer de moi. Si vous saviez tout ce que je vois chaque jour…
Eugénie brandit la bouteille.
— Il reste de quoi porter un dernier toast ! À quoi buvons-nous ?
Céline tend sa flûte.
— Qu'est-ce que vous souhaitez le plus ? De quoi rêvez-vous ?
Juliette et Eugénie réfléchissent.
— Je sais ! lance Juliette. L'année dernière, j'ai été invitée à trois mariages de copines. À chaque fois, je me suis battue pour attraper le bouquet de la mariée. On raconte que ça porte chance en amour…
— As-tu réussi ?
— Deux fois sur trois, et pour l'un d'eux, il a fallu que je me bagarre avec une grande sauterelle.
— Quel rapport avec ce que tu souhaites le plus ?
— Je rêve qu'une fois dans ma vie, une seule parce que ce sera le bon mec, ce soit moi qui lance le bouquet au lieu de l'attraper.
Ses deux aînées ont une exclamation attendrie et lèvent leur verre pour trinquer au futur bonheur de Juliette.
— À toi maintenant, Céline. Dis-nous !
— Ce dont je rêve ? Je ne suis pas certaine d'avoir une réponse à cette question… À moins qu'il y en ait trop. Ne plus rentrer chez moi toute seule. Arrêter de flipper pour tout. Qu'Ulysse ait une belle vie. Vous garder comme amies. Et aussi créer et confectionner la robe de mariée de Juliette !
— Ça fait beaucoup ! s'amuse l'intéressée. Pour ma robe, je suis d'accord et ça me fait très plaisir ! Mais pour le reste, tu n'as droit qu'à un seul souhait.
— Un seul… Alors peut-être un qui rendrait tous les autres possibles. Rencontrer quelqu'un de bien. Oublier tout ce que j'ai vécu et recommencer à zéro. Ne plus me forcer à y croire à tout prix, ne plus attendre désespérément, parce qu'au fond de moi je n'en aurais plus besoin : j'aurais enfin trouvé ce que je cherche depuis toujours. Une fois dans ma vie, j'aimerais savoir que je suis avec quelqu'un sur qui je peux compter. C'est sans doute cela que j'espère le plus.
Un silence. Le vent souffle. Elles vont toutes avoir un coup de soleil sur la figure, mais pour le moment elles s'en fichent. Elles sont émues.
Eugénie tend sa flûte.
— Que le destin fasse que tu le croises vite. Tu l'as peut-être déjà vu sans savoir que c'était lui.
Elles unissent leurs élans. Céline passe le flambeau à Eugénie.
— Et toi ? Que peux-tu souhaiter ? Tu as un mari fantastique, deux beaux enfants qui s'en sortent bien… Mais cela ne veut pas dire que tu es comblée. Qu'est-ce que tu espères au fond de toi ?
— Je vous ai écoutées, je me suis revue à vos âges. J'espère de tout cœur que vos vœux se réaliseront. Je n'ai pas eu le temps de me dire que je voulais un homme que l'un d'eux est venu vers moi. J'ai toujours espéré avoir des enfants, et Elliot et Noémie existent. J'ai rêvé de travailler dans ce théâtre, et c'est arrivé, avec vous en prime. Je suis une privilégiée. Vous savez, je ne veux plus rien pour moi-même, et vous n'imaginez pas à quel point ça me fait drôle de vous confier cela sur ce toit dont le bord est si proche. Par contre, une fois dans ma vie, j'aimerais pouvoir me dire que tous ceux que j'aime sont en sécurité, heureux, et que modestement, j'ai pu y contribuer. Je ne vois pas ce qu'il pourrait y avoir de plus fort.
Les trois amies lèvent leur flûte dans la lumière du soleil. Eugénie reprend :
— Que nos rêves les plus chers se réalisent ! Qu'une fois dans nos vies, nous puissions nous dire, chacune à notre façon, que ces chemins tortueux nous ont conduites, au bout du compte, à l'endroit où nous pouvons enfin être nous-mêmes, en paix, au milieu de ceux que nous aimons.