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Dans la salle de répétition, la troupe est réunie autour d'une longue table de fortune. Pas loin d'une vingtaine de personnes discutent en même temps, des costumières aux machinistes, en passant par les éclairagistes, le caissier et jusqu'aux comédiens. Il faut dire que la situation est sérieuse.

Natacha et Maximilien se sont bien sûr installés le plus loin possible l'un de l'autre, mais face aux grands miroirs, pour pouvoir s'admirer pendant qu'ils s'écouteront parler. Eugénie a pris place entre Victor et Juliette. Karim est là. Le pompier ne papote pas avec ses voisins. Il est sans doute l'un des plus inquiets pour l'avenir du théâtre. Céline n'est pas encore arrivée. Daniel, le machiniste hypocondriaque, s'est excusé parce qu'il devait aller d'urgence faire des examens, comme tous les deux jours. Arnaud, l'un des éclairagistes, est venu avec le mannequin grandeur nature qu'il a découvert voilà deux semaines au fond d'un magasin d'accessoires. Personne ne sait pourquoi il s'est entiché de cette grande poupée de chiffon rigidifiée par une armature métallique articulée, mais ils sont devenus inséparables. Il le traîne partout, l'habille et lui parle. Aujourd'hui, il l'a vêtu en bagnard et vient de lui demander s'il était confortablement assis.

— Tu avais vraiment besoin d'amener ce machin ? grogne Maximilien.

— Il s'appelle Norbert, et c'est mon ami.

Nicolas, le metteur en scène de la plupart des spectacles, un type aussi mince que sa barbe, préside. Pour amener l'équipe à se concentrer et annoncer le début de la réunion, il tapote sur la table avec son stylo.

— S'il vous plaît, nous allons commencer… Merci à toutes et à tous d'avoir répondu présent. Vous savez à quel point l'implication de chacun est nécessaire dans la période que nous traversons. Notre séance a pour but de préparer le programme que nous proposerons aux élus municipaux et au propriétaire du théâtre, et nous avons plus que jamais besoin d'être inventifs et pertinents. Nous ne pouvons pas compter sur les habituelles auditions de shows pour trouver ce qui nous sauvera. Toutes les idées sont les bienvenues, sentez-vous libres. Il ne faut pas se voiler la face : nous sommes sur la sellette, et si nous ne dénichons pas des spectacles capables de mobiliser le public, nous risquons d'être obligés de réduire la voilure, ou même d'abandonner la place…

Maximilien s'empare immédiatement de la parole :

— Il faut miser sur les classiques, réinventer les chefs-d'œuvre éternels dans des mises en scène contemporaines, tout en conservant les valeurs intemporelles qui parlent à chacun. Shakespeare, Racine, Molière… Ces immenses créateurs de héros complexes et riches nous permettront de satisfaire l'appétit de distraction populaire sans pour autant déroger à la qualité qu'exige notre art.

Fidèle à son habitude de surjouer, Natacha soupire assez fort pour que tout le monde l'entende, avant de lâcher :

— Fadaises ! Les temps ont changé. Au diable ces archétypes qui n'ont que trop duré. Ce que le public veut désormais, c'est suivre le destin de véritables héroïnes du quotidien, l'aventure de celles qui font avancer le monde en incarnant les enjeux d'aujourd'hui dans leur ineffable sensualité. L'art dramatique a trop longtemps refusé aux femmes la place qui leur revient. Il nous faut trouver une pièce ancrée dans le XXIe siècle, centrée sur une personnalité porteuse d'espoir et irradiant l'humanité sublimée.

Karim dévisage alternativement les deux « vedettes », sans pouvoir définir laquelle pourrait avoir raison. Les machinos se regardent, dubitatifs. Olivier fait discrètement semblant de se tirer une balle dans la tempe pour amuser ses comparses. Eugénie se dit qu'une fois de plus, le tandem de blaireaux n'est pas décevant. Incapables de voir au-delà de leurs petits intérêts. Chacun d'eux ne pense, au fond, qu'au premier rôle qui lui reviendrait, si possible au détriment de l'autre.

Le metteur en scène recentre le débat.

— Nous avons déjà joué les classiques, et même si nous avons touché les scolaires, on a un peu perdu le public payant. Trouver une pièce inédite prendrait aussi trop de temps. Il faut se démarquer, et vite. Nous devons faire preuve d'audace, aussi bien dans le contenu que sur la forme. Si nous voulons survivre, il faut frapper un grand coup.

Marco, l'un des habitués des seconds rôles qui fait aussi office de peintre pour les décors, propose :

— Pourquoi pas du music-hall ? Un mélange de danse et de musique sur de la poésie, dans un style contemporain…

Juliette acquiesce pour la danse, mais Victor tempère :

— La dernière fois que l'on a joué à ce genre de tripotage ésotérique — avec une note de musique perdue toutes les dix minutes et des phrases qui ne veulent rien dire déclamées par des comédiens à poil —, on a pris le plus gros bide de toute l'histoire du théâtre. Karim, c'est bien cette fois-là que tu t'es endormi ?

L'intéressé baisse les yeux, mais confirme d'un hochement de tête. Franck, le caissier qui a toujours rêvé d'écrire, lève la main pour prendre la parole. Nicolas le remarque.

— On n'est pas à l'école, Franky, tu peux parler, fait le metteur en scène.

— J'ai pensé à un concept qui pourrait être assez fort pour mettre tout le monde d'accord. On prendrait deux histoires super connues, totalement universelles, et on les mélangerait, créant ainsi une sorte de cocktail inédit qui pourrait emballer tous les publics.

— Un exemple ?

— J'ai beaucoup réfléchi. J'en ai imaginé plusieurs, mais le premier qui me vient, c'est un mix de Bambi et de Titanic. Vous imaginez le pitch ? Un faon orphelin embarque sur le voyage inaugural du plus grand paquebot du monde. Dans la cale, il rencontre Panpan. Ensemble, ils vont briser la glace…

Silence médusé de l'assistance, sauf Olivier qui étouffe un rire nerveux. Nicolas se gratte la barbe et la calvitie en commentant sobrement :

— C'est effectivement un concept puissant…

Eugénie n'arrive pas à faire redescendre ses sourcils soulevés par l'étonnement. Victor intervient, tout sourire :

— J'ai déjà le titre. Ça s'appellerait Titambi, ou mieux encore, Bambinic !

Emporté par son enthousiasme, Franky reste étanche — plus que le célèbre paquebot — à la perplexité ambiante. Il insiste :

— J'ai autre chose si vous voulez : La Cage aux folles et Batman, ou alors Blanche-Neige et Les Sept Mercenaires ! On pourrait amener des poneys sur scène, les enfants adorent les poneys…

Le metteur en scène lève la main pour l'interrompre :

— Merci Franky, même si l'idée est indéniablement révolutionnaire, nous aurions sûrement des problèmes juridiques.

Après avoir consulté son copain mannequin du regard, Arnaud se manifeste :

— J'ai connu un type qui jouait de la flûte de Pan avec ses fesses.

Natacha est à deux doigts de l'évanouissement, mais les électriciens, et surtout Victor, sont très intéressés.

— J'espère pour toi que tu ne l'as pas connu de trop près, fait celui-ci. Tu crois qu'il pourrait tenir deux heures ?

— J'en sais rien, mais avouez que c'est original.

Avec les machinos, Victor est au bord du fou rire.

— Ce qu'on économisera sur les décors passera dans les fayots et dans les masques à gaz pour le public…

Maximilien lève les yeux au ciel. En tant que metteur en scène, Nicolas souffre. Il réagit :

— Un peu de sérieux, s'il vous plaît, on joue notre peau…

Olivier réplique :

— On peut même dire notre cul ! Il faut avoir du nez !

Arnaud, vexé, prend son mannequin à témoin :

— Mais dis-leur, toi, ce serait du jamais-vu !

Par un surprenant hasard, la créature inanimée s'affaisse et baisse la tête exactement à cet instant. Arnaud vit cela comme un cruel désaveu. Il n'est sauvé de son malaise que grâce à une diversion bienvenue : on frappe à la porte de la salle.

Céline ouvre, essoufflée.

— Pardon pour le retard, j'ai fait aussi vite que possible.

— Aucun problème, répond Nicolas. Tu tombes au bon moment.

— Où en êtes-vous ?

Victor résume :

— Nous en étions arrivés à une grande fresque minimaliste mettant en scène Hamlet, qui, récemment opéré pour devenir une femme, se bat pour que Bambi puisse monter dans un canot de sauvetage avec les premières classes pendant que, sur le pont, des pétomanes jouent de la musique péruvienne. Il nous reste encore deux ou trois détails à affiner, notamment concernant le rôle des poneys. Si tu as des suggestions…

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