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Céline s'élance ; elle grimpe les marches quatre à quatre. Victor et Olivier n'ont que le temps de la suivre, sans rien remarquer du hall luxueux.

Ayant atteint — en un temps record — le palier précédant celui où vit son ex-mari, elle annonce à voix basse :

— Nous y sommes presque. Si vous êtes toujours partants pour m'accompagner, c'est ici qu'il faut se préparer.

Sans hésiter, Victor ouvre son sac à dos et tend le masque de vache à Olivier, tout en enfilant celui du cheval.

— Évidemment qu'on est d'accord pour t'épauler, réplique-t-il. C'est même à nous que tu aurais dû demander un coup de main la première fois.

— C'était l'idée d'Eugénie.

— Le concept était brillant, mais le casting risqué… Aujourd'hui, si ton gugusse refuse de payer ou te manque de respect, il trouvera à qui se frotter.

— Bien entendu, précise Olivier, si vous ou l'un de vos agents étiez capturés, nous nierions avoir eu connaissance de vos agissements et nous mettrions tout sur le dos de Norbert !

Le régisseur et le machiniste ont la même tenue que la gardienne et la chorégraphe lors de la première visite : pulls marins et pantalons de velours côtelé. Ils ont volontairement oublié la fausse batte de base-ball et le nunchaku en plastique…

— Prêts ? demande Céline.

La vache et le cheval hochent la tête. Céline monte aussitôt à l'assaut. Les deux animaux, qui ne voient plus grand-chose à travers leurs masques, la suivent maladroitement en essayant de ne pas s'étaler dans la dernière volée de marches. Si une entité extraterrestre devait juger notre espèce sur la foi de cette seule scène, on serait cuits.

Quelque chose a changé en Céline depuis la représentation. Ce soir-là, le lourd couvercle qui recouvrait son stock de colère a explosé. Ce n'est pas une petite faille qui est apparue, mais une large brèche qui s'est ouverte. Loin de vivre cela comme une catastrophe, elle en profite pour faire le grand ménage. Rien ne vaut la rage pour enlever les taches, même les plus tenaces.

Céline n'a plus du tout l'intention de se laisser faire, par personne. Puisque cette vie est une tigresse qui cherche à la dévorer, elle est décidée à faire claquer le fouet pour la dompter.

Le trio prend position devant chez Martial. Céline poste ses acolytes de chaque côté de la porte.

— On est bien d'accord, vous ne dites pas un mot, et vous n'intervenez que s'il va trop loin.

Les animaux acquiescent.

Cette fois, c'est elle qui mène le jeu. Elle n'hésite plus. Elle a retenu la leçon du premier échec. Ce coup-ci, elle ne se laissera pas éconduire. Elle n'a plus peur. Elle ne repartira pas sans son argent. Grâce à cette régularisation financière si longtemps attendue, sa vie va changer dans un spectaculaire effet domino : avec les sous, adieu les dettes, donc envolée l'insupportable pression de la banque. Tout ira beaucoup mieux. Ulysse n'aura plus à rougir de ses vêtements trop petits et elle ne sera plus obligée de jongler avec deux malheureuses paires de chaussures. Puisque le pot au lait ne peut plus lui échapper, bienvenue aux veaux, vaches et cochons ! Si Martial fait seulement mine de refuser, elle est capable de lui flanquer la même baffe qu'à Maximilien pendant la pièce. Elle en est presque à espérer qu'il fasse des difficultés pour s'offrir ce plaisir…

Elle souffle et secoue ses bras comme un boxeur avant le gong du début de combat.

— Ça me fait bizarre de revivre cette situation avec vous deux, confie Céline à ses complices. Merci d'être là, messieurs. L'homme que vous allez rencontrer m'a éloignée de votre espèce, mais vous me redonnez envie d'y croire.

Le cheval et la vache se regardent. Ils sont contents. Si Olivier était déguisé en poule, il pondrait un œuf de joie.

Prêt à en découdre, il plaisante :

— Si ton ex me cherche les pis, il va avoir une surprise !

Le cheval ricane :

— Tu rumines trop, on ne va pas en faire un foin !

Les voilà partis dans un rire étouffé, comme des gamins qui tentent de se contenir devant leur institutrice. Eugénie a raison : ces deux-là ne prennent rien au sérieux.

Céline enfonce le bouton de la sonnette, puis recommence en insistant frénétiquement. Plus de temps à perdre, zéro patience.

La porte ne tarde pas à s'ouvrir. Contrairement à l'épisode précédent, Céline ne cligne même pas des yeux. Elle est sereine.

En découvrant sa visiteuse, Martial s'agace :

— Encore toi ! Ça va pas de sonner comme une hystérique. Qu'est-ce que t'as pas compris ? Ça a toujours été ton problème. Tu vis dans tes rêves, mais la réalité est un peu plus compliquée que tes petits plans de gamine, ma pauvre Céline.

Celle-ci ne se démonte pas.

— Je n'ai rien à faire de tes commentaires. Tu vas simplement me donner ce qui me revient et tout se passera bien. Tu me dois 11 130, mais dans un souci d'apaisement, j'arrondis à 11 000, et je te fais cadeau des intérêts de retard.

Il éclate d'un rire forcé.

— Tu veux pas un paquet cadeau, en plus ?

Puis, en jetant un œil au palier, il interroge :

— T'es revenue avec la ferme en folie ? Parce que c'était plutôt rigolo la dernière fois.

Les deux comparses apparaissent. Martial applaudit :

— Super, les filles ! Est-ce que vous pouvez me refaire votre petit numéro de l'arme en plastique qui casse ? S'il vous plaît ? Trop marrant !

— Je ne suis pas là pour m'amuser, Martial. J'attends l'argent que tu nous dois, à ton fils et à moi, sinon je te jure que je retourne ton appart jusqu'à trouver où tu caches tout ce que tu as détourné depuis des années.

— Tu ne sais même pas de quoi tu parles…

— Tu paries ? Tu me juges vraiment assez cruche pour ne rien avoir compris de tes petits trafics ? Avec tes liasses douteuses et ta manie de tout payer en liquide ? Veux-tu qu'on aborde le chapitre de tes magouilles immobilières ?

— Je te l'ai déjà dit, tu n'es pas de taille. De toute façon, il n'y aurait que de la menue monnaie à ramasser ici.

Poussant encore plus loin la provocation, il lâche :

— Pour avoir une chance de mettre la main sur le pactole, il faudrait que tu lises dans mes pensées…

Il tapote sa propre tête de l'index.

— Aucune chance que tu trouves la clef de ce coffre-fort là. Tu n'as déjà pas été fichue de dénicher celle de mon cœur…

Son sourire arrogant et son excès de confiance en lui font réagir Victor et Olivier, qui piétinent. Martial le sent.

— Qu'est-ce qu'elles vont faire, Cataclop et Meuh-meuh ? Vous croyez que j'ai peur de deux herbivores ridicules ?

Il tend la main pour atteindre ce qu'il suppose être la poitrine de la vache. D'un geste sec, Olivier écarte son bras. Le mouvement est vif, anormalement puissant. Déstabilisé, Martial plisse les yeux. Il devine que la configuration n'est plus exactement la même qu'à la visite précédente. Cette fois, la situation peut lui échapper.

Céline insiste :

— Le marché est très simple. Tu payes : je pars sans faire d'histoires. Tu tentes encore de faire le malin : il te faudra assumer ce qui va suivre…

Martial est ébranlé. Il ne reconnaît pas son ex. La pauvre créature qui a gobé son baratin pendant des années n'a pas pu devenir la femme déterminée qui se tient devant lui. Elle joue forcément la comédie. Avec ses copines déguisées en déménageurs, elle se croit forte, mais ce n'est que du bluff. Et le bluff, il connaît. C'est lui le joueur de poker ! C'est lui le mec ! On ne va pas la lui faire à l'envers ! Qui s'en sort toujours dans les négociations ? Qui arrive toujours à l'emporter même sur les plus roublards ? C'est Martial !

Son sourire est revenu, cynique, carnassier, révoltant.

— T'es pas prête de le voir, ton pognon, lâche-t-il. Toi et tes connasses, vous pouvez aller brouter ailleurs.

Céline arme son bras pour lui balancer une gifle, mais elle n'en a pas le temps. Tout s'enchaîne trop vite.

La vache soulève son pull, laissant apparaître de superbes abdos qui n'ont rien de féminin, et Olivier grogne :

— Dis-moi, pauvre blaireau, tu t'es déjà fait péter la gueule par une vache transsexuelle ?

Martial panique. En un éclair, le mauvais payeur prend la mesure de ce qu'il risque. Il tente maladroitement de leur claquer la porte au nez, mais Victor la bloque. Olivier se précipite pour lui prêter main-forte. Martial ne fait pas le poids. Il ne réussira pas à se barricader chez lui. Espérant trouver refuge dans une autre pièce d'où il pourra appeler la police, il détale à toutes jambes. Victor arrache son masque et s'engouffre à sa poursuite, Olivier sur ses talons. Céline reste figée devant l'entrée, stupéfaite par la sauvagerie qui a fait irruption en une fraction de seconde. Elle entend des claquements secs, des bruits de cavalcade. Plus de bons mots, plus d'ironie, seulement un déchaînement de forces brutes.

Dans la garçonnière, la chasse à l'homme est de courte durée. Martial se démène pour échapper à ses poursuivants. Il fonce avec l'énergie du désespoir. En se retournant pour vérifier leur position, complètement affolé, il loupe la porte de sa chambre et heurte le chambranle de plein fouet. Le choc est d'une violence inouïe. Il rebondit comme une marionnette désarticulée et s'écroule sur le sol. Inerte.

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