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En bougeant les lèvres silencieusement, Juliette répète la façon dont elle va s'annoncer en entrant dans l'atelier. Plusieurs options s'offrent à elle : « Coucou, c'est moi ! », trop familier. « Hello, beau gosse ! », trop pouffe. « Kikiviencherchersavroumvroum ? », trop canin.

Elle opte pour un « bonjour ! » à la fois enjoué, sensuel et responsable. Pas évident, mais ça se tente. Elle est prête à se lancer, mais n'a pas à le faire. Sa voiture est perchée sur le pont hydraulique, et l'homme qu'elle cherche est debout en dessous, illuminé par la gerbe d'étincelles de son poste de soudure. Juliette s'immobilise et l'observe. Elle se trouve dans la situation du chasseur qui vient de repérer un superbe animal qui ne l'a pas encore flairé.

L'homme éteint son appareil et relève son masque de protection. Il approche un projecteur portable pour vérifier la qualité de son assemblage. La lampe souligne son profil. Son menton, ses cheveux qui, bien que courts, sont assez en bataille pour trahir la vitalité, ses lèvres… Une nouvelle question s'ajoute à la liste de Juliette : pourquoi est-il si beau dans la lumière ? Elle adorait quand il se contorsionnait pour se glisser sous sa voiture, mais elle se demande si elle ne le préfère pas debout, les bras relevés, dans une attitude que n'aurait pas reniée Atlas dont on aurait remplacé le globe terrestre par une voiture toute cabossée.

Concentré sur sa réparation, le beau mécanicien n'a toujours pas remarqué la présence de la jeune femme. Juliette hésite quant au comportement à adopter. Si elle se manifeste, elle a peur que ce spécimen rare s'envole ou s'enfuie dans les bois. D'un autre côté, que va-t-il penser s'il se rend compte qu'elle le regarde à son insu ? Il va comprendre qu'elle le reluque. La solution consisterait à faire en permanence semblant de venir tout juste d'arriver. Il faudrait qu'elle ait l'air d'avancer sans bouger. C'est sans doute pour ce genre de situation que le moonwalk a été inventé.

Tiraillée entre l'envie de continuer à l'observer impunément et la trouille d'être prise en flagrant délit de rinçage d'œil, Juliette ne sait plus quoi faire. Comme le dit Victor, la voie du milieu est souvent la plus sage. Elle fait donc quelques pas en avant, et finit par le saluer :

— Bonjour !

La voix est plus tremblante qu'enjouée et sensuelle. Encore raté. Surpris, le garçon fait volte-face en se heurtant l'épaule.

— Vous êtes déjà là ?

— Oui, mais ne vous en faites pas, j'ai tout mon temps.

— On n'avait pas dit midi ?

— Si, mais j'ai posé ma matinée. Je me suis dit que j'allais en profiter pour courir un peu.

Il la regarde étrangement, comme s'il ne comprenait pas le sens de l'expression « poser sa matinée pour courir un peu ». À moins que ce ne soit la première fois qu'il voit quelqu'un d'habillé comme ça. Si ça se trouve, il n'a jamais eu l'occasion de s'aventurer hors de son garage. Il est né ici, dans un petit berceau en tôle, avec un bleu de travail pour bébé et un bavoir taillé dans une bavette pare-boue de poids lourd. Sa télé était équipée d'un essuie-glace, ce qui constitue tout de même une première mondiale. Son papa et sa maman étaient toujours en bleu de travail, eux aussi, comme ses grands-parents, sauf que leurs combinaisons étaient plus pâles parce que ça s'éclaircit avec l'âge. Il a grandi en jouant avec des pistons et des joints de culasse dont il faisait des bijoux pour la fête des mères et des lance-pierres pour chasser les rats. N'allez pas croire que son enfance ait été difficile pour autant. Il est aujourd'hui de bonne constitution parce qu'il n'a jamais souffert de malnutrition. Quand il manquait de fer, hop, il bouffait une portière.

Juliette réalise qu'il la fixe bizarrement. Devant l'urgence absolue qui lui commande de ne pas passer pour une cruche, elle arrive tant bien que mal à reprendre le contrôle de ses pensées. S'il ne succombe pas à ses vêtements soigneusement sélectionnés, c'est sans doute à cause du contre-jour dans lequel elle se trouve. Pour mieux se placer dans la lumière et lui permettre d'apprécier le résultat de ses efforts qui méritent au moins un prix à Stockholm, elle commence à se décaler sur le côté, en crabe. Son regard ne la lâche pas pendant qu'elle fait ses pas chassés. Que pense-t-il de son comportement déroutant ? Il va finir par renifler son malaise. Les grands gibiers en sont capables. On raconte qu'ils peuvent sentir la peur d'une huître à des dizaines de mètres. Et la trouille d'une tarte ? Parce que c'est exactement ce que Juliette a l'impression d'être. Cette fois, c'est sûr, il va se barrer dans les bois et ce sera terminé. Parce qu'une tarte ne peut pas courir derrière un grand cerf. Une huître non plus, d'ailleurs. La dernière image qu'elle aura de lui, ce sera ses petites fesses musclées qui sautent par-dessus les buissons. Il y a pire comme souvenir.

— Alors, cette réparation ? arrive-t-elle enfin à dire.

Après un instant de flottement, il répond :

— Encore quelques bosses à aplanir pour positionner un dernier renfort, et tout sera arrangé. Vous savez, c'est bien parce que c'est vous que je le fais, parce qu'en principe, on n'a pas le droit de bricoler les structures d'une voiture comme ça.

Juliette n'a entendu que « c'est bien parce que c'est vous… ». Dehors, il doit y avoir des centaines de tourterelles qui roucoulent.

Il lui fait signe d'approcher.

— Vous voulez voir ?

Juliette fait un effort surhumain pour ne pas se précipiter vers lui en hurlant de joie. La dernière fois qu'elle a dû faire preuve d'une telle maîtrise, elle devait avoir dix ans. Sa marraine l'avait emmenée dans la meilleure pâtisserie de la ville en lui disant : « Tu peux manger tout ce que tu veux. » Juliette avait quand même réagi curieusement. Elle est convaincue que c'est depuis cet épisode que les pâtissiers mettent des vitrines entre les gâteaux et les clients.

Ce petit chou-là est d'un autre genre. Elle le rejoint sous le pont hydraulique. Comme c'est romantique ! D'habitude, le premier baiser, c'est sous le gui, pas sous une bagnole en panne.

— L'axe de maintien du châssis était tordu.

— Vraiment ?

— Pour éviter une faiblesse, je rajoute une pièce qui va rigidifier l'ensemble.

— Passionnant. Et c'est avec ce bidule que vous collez le métal ?

— C'est un poste de soudure à l'arc, mais il faut être précis parce que le réservoir n'est pas loin.

— Bien sûr, je comprends.

— J'ai été obligé de le vider soigneusement parce que sinon, vous imaginez ce qui risquerait de se passer…

— Évidemment, votre grosse baguette qui fait des étincelles pourrait le percer.

Elle ne réalise pas bien ce qu'elle vient de dire. On dirait que lui, si.

— Mon électrode de soudage pourrait surtout le faire exploser !

— Bien sûr, et ça ferait un gros boum.

Elle n'est pas dans son état normal parce qu'elle n'a jamais été aussi proche de lui. Elle perçoit son parfum, d'un autre genre que ceux pour lesquels on fait de la pub dans les magazines. Il sent le métal brûlé, avec en arrière-plan la fragrance d'un gel douche fraîcheur marine fait exprès pour les garçons qui sont convaincus que ça sent bon. Il détaille le reste de la réparation. Juliette profite de ce qu'il est occupé à lui donner des explications dont elle n'a absolument rien à faire pour fermer les yeux et s'enivrer de son odeur. Elle respire profondément pour s'en imprégner la mémoire. Elle ne veut jamais oublier ce moment-là. Elle rangera ce parfum unique dans sa banque de données olfactives, entre celui des quatre-quarts à la fleur d'oranger de son institutrice et celui de la forêt quand tombent les premières gouttes de pluie.

De près, il est encore plus séduisant. Chacun de ses gestes dégage une puissance tranquille. Tout à coup, Juliette voudrait être télépathe, elle rêve de prendre le contrôle de son esprit. « Enlace-moi, je le veux. » Et si soudain, là, il décidait de la prendre dans ses bras ? S'il posait les mains sur elle ? Qu'est-ce que ça ferait, à part qu'on pourrait compter ses traces de doigts et même ses empreintes noires sur son top clair ?

Cette fois, c'est lui qui la regarde sans rien dire. À la poursuite de ses émotions, Juliette ne s'est pas aperçue qu'il avait fini son exposé. C'est elle qui s'est fait surprendre. Le grand cerf jauge la chasseuse. Miracle, il ne fuit pas. Leurs regards se croisent, et ils sont aussi gênés l'un que l'autre. Pour masquer son trouble, il ramasse un outil au hasard. Juliette hésite à en faire autant. Mais que ferait-elle de ce qui ressemble à un décapsuleur géant ? Les bouteilles de cette taille n'existent pas, sauf dans les contes de fées pour ivrognes.

— Vous êtes garagiste depuis longtemps ?

— J'ai grandi ici, l'atelier appartient à mon oncle. C'est lui qui m'a élevé. Je n'étais pas vraiment fait pour les études, alors plutôt que de me laisser traîner dans la rue, il m'a mis au boulot. Je ne sais rien faire d'autre, et ça me va. Je suis bien ici.

— J'espère que votre petite amie aime les voitures…

Comment a-t-elle osé poser cette question ? Avec ses gros sabots, elle va tout gâcher.

— Je n'en ai plus. Justement parce qu'elle détestait la mécanique. Tout ce qui l'intéressait, c'était les centres commerciaux, les habits neufs et les sorties pour manger ailleurs ce que l'on peut cuisiner chez soi.

Pourquoi répond-il cela ? Lui aussi risque de tout gâcher. À eux deux, ils vont finir par aller dans le mur. Au moins iront-ils ensemble. Lorsque Céline et Eugénie demanderont ce qu'ils ont fait pour leur première sortie, Juliette pourra répondre : « On a fait une chouette balade, on a foncé droit dans le mur ! »

Pour faire diversion, Juliette tend la main et touche la pièce ajoutée sur sa voiture.

— Attention ! s'écrie-t-il.

Avant qu'il ait pu dévier le geste de la jeune femme, elle effleure le métal encore chaud et se brûle. Elle pousse un cri de douleur et grimace. Le garagiste, d'habitude si calme, panique.

— Merde, merde, merde !

Envahi par un sentiment de culpabilité, il se tord les mains.

— Venez au bureau, j'ai une trousse de secours.

Juliette s'efforce d'être courageuse. Même si la brûlure ne semble pas trop grave, la douleur est vive. Dans le local vitré, il lui désigne une chaise. Juliette s'assoit et regarde autour d'elle tandis qu'il se met à chercher sans ménagement dans une armoire. Un bureau en désordre, des facturiers, un vieil ordinateur et, au mur, un calendrier avec des filles dénudées. Pendant ce temps-là, lui continue à dégager tout ce qui l'empêche de trouver ce qu'il traque. Les sangliers font pareil avec leur groin.

— Je sais qu'elle est quelque part…

Soudain, il extirpe une petite boîte qu'il brandit, victorieux. Depuis combien de temps est-elle là-dedans ? Il s'agenouille devant Juliette en sortant des compresses et du désinfectant.

— Donnez-moi votre main, s'il vous plaît.

Juliette va graver cette phrase en lettres d'or au panthéon de ses souvenirs. Ce n'est pas tous les jours qu'un homme vous la murmure, encore moins un genou à terre. Encore faut-il faire abstraction du fait que la scène se déroule dans un garage tout pourri, que son doigt l'élance et que les produits qu'il va utiliser pour la soigner ont plus de chance de la tuer que de la soulager.

Il verse ce qui, jadis, a dû être du désinfectant. Là, tout de suite, ça sent ce que les mineurs doivent boire au fin fond de la Sibérie pour oublier l'hiver. Juliette ne peut que saluer la tentative de soin, même si, compte tenu de l'environnement et des doigts tout crasseux de son infirmier, le résultat s'annonce aléatoire. Il se tient baissé devant elle. Elle promène son regard parmi ses cheveux brillants ; elle pourrait sans problème les toucher.

— Vous avez mal ?

— Ça va déjà mieux, ne vous en faites pas.

— Je suis désolé, c'est ma faute, je n'aurais pas dû vous attirer sous le pont…

— Si, vous avez bien fait, j'ai vraiment aimé.

Il relève la tête, surpris.

— Pour de vrai, vous avez aimé ?

Elle a du mal à soutenir son regard. Il est tellement intense qu'il va même jusqu'à provoquer une sorte de court-circuit dans la tête de la jeune femme. En une fraction de seconde, frappée par un éclair de lucidité, elle réussit à percer l'un des sortilèges qui font d'elle sa victime consentante. L'homme ne lui cachait pas ce charme, mais elle était aveuglée et n'en avait pas pris conscience jusque-là. C'était pourtant évident : il ne joue jamais, il n'utilise aucun des codes en usage lorsqu'un homme s'adresse à une femme. Il est authentique, extraordinairement vrai. Aucun faux-semblant, rien d'artificiel. Il n'accorde peut-être aucune attention à ses vêtements, mais il lui parle avec une désarmante simplicité. Plus impressionnant encore, il la regarde avec une liberté telle qu'elle a devant lui la sensation de se retrouver nue. C'est la panique. Son esprit vient de disjoncter, son cœur s'emballe. Elle ne peut rien dire, rien articuler, sauf des mots de nouveau-né qui ouvre ses yeux ébahis sur un vaste monde dont il ignore tout. « Agueu agueu. » Tais-toi, Juliette.

Elle sent monter en elle des sentiments dont elle n'avait pas idée. De peur qu'il ne lise dans ses yeux, elle baisse les paupières. C'est un rempart bien mince face à cette drôle de vague qui déferle en renversant tout sur son passage.

Il lui prend la main aussi délicatement que maladroitement, badigeonne la blessure qui devient déjà une cloque avec une crème dont les reflets étranges ne sont pas sans rappeler ceux des flaques d'huile. Il est nettement moins à l'aise qu'avec une clé à molette. Elle sent son doigt qui effleure le sien. Finalement, elle a bien fait de se brûler. La douleur n'est rien comparée au bonheur qu'elle éprouve.

— Je vais vous emballer ça avec un pansement.

— Je m'appelle Juliette.

Il la regarde.

— Je le sais, je l'ai vu sur vos chèques.

Il hésite.

— Moi, c'est Loïc.

En confiant son nom, il frappe son torse avec sa main pour signifier que c'est bien de lui qu'il parle. On dirait un explorateur qui s'adresse à une créature indigène primitive et veut être certain d'être bien compris. Juliette s'attend à ce qu'il ajoute : « Je viens en paix et je vais te faire de beaux enfants », mais il se contente de terminer le pansement n'importe comment avec un morceau de sparadrap qu'il découpe tel un sauvage avec ses dents.

— Ne tardez pas à montrer la brûlure à un pharmacien, dit-il, je crois que la pommade est périmée.

Juliette lève le doigt et contemple le résultat avec amusement.

— J'espère que vous êtes plus doué pour les soudures, parce que ça m'étonnerait que ça tienne longtemps.

Tous les deux se mettent à rire bêtement, lui comme un sanglier qui fait des bruits avec son groin, et elle comme une chèvre après une insolation. Mais cela n'a aucune importance. Ils sont magnifiques.

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