Tout en conduisant, Juliette chantonne. D'ailleurs, en règle générale, lorsque la jeune femme ne parle pas, elle fredonne. Cela lui vaut même régulièrement des réflexions du patron du cabinet de radiologie dans lequel elle travaille en tant qu'assistante. Sa passion pour la danse explique sans doute les ritournelles qui lui tournent dans la tête en permanence et la poussent, à cet instant précis, à se dandiner en rythme.
De la place du passager, Eugénie dévisage la jeune femme, si vivante, si réactive à tout ce qui l'entoure. Au sein de la troupe, Juliette est chargée de régler les chorégraphies. Elle s'occupe aussi de développer ce que Maximilien, le pseudo-grand acteur, nomme pompeusement « la gestuelle scénique ». De cette jolie demoiselle, il accepte les conseils. Eugénie le soupçonne de tolérer cela uniquement pour les fois où il peut se coller à elle « pour apprendre à mieux placer son corps ».
Soudain, elle remarque quelque chose.
— Tu as changé de coiffure ?
— La vache, t'as mis plus de six kilomètres à t'en rendre compte. Je t'ai connue plus affûtée… Qu'est-ce que t'en dis ?
Eugénie est dubitative. Après avoir vu sa jeune complice avec une queue-de-cheval, les cheveux au carré, des tresses et tant d'autres coiffures oubliées depuis, elle la découvre ce matin avec une sorte de chignon savamment coiffé/décoiffé. Puisque la réponse tarde à venir, Juliette s'est remise à chantonner.
— Cette coiffure-là est très bien, mais celle d'avant était parfaite aussi.
Juliette cesse de marmonner son refrain. Eugénie plisse soudain les yeux d'un air soupçonneux.
— La dernière fois que tu as changé de coiffure, c'était juste avant de quitter ton footballeur pour ton coach sportif…
— Tu tiens tes fiches à jour…
— Tu as encore un nouveau petit copain ?
— Je suis restée six mois avec le dernier, c'est déjà pas mal.
— Juliette, je te parle en tant qu'amie : tu ne peux pas passer toute ta vie d'un beau mec à l'autre comme ça.
— Tu es donc d'accord, il était canon. Mais attends de voir celui-là !
— Je suis sérieuse. Une relation purement physique ne te rendra jamais heureuse sur le long terme.
— Entièrement d'accord, c'est pour ça que je change souvent.
— Je te connais, tu es sensible. Il est temps pour toi de construire quelque chose de plus profond.
Juliette met son clignotant pour tourner à droite vers un centre commercial.
— Tu étais aussi sérieuse quand tu avais mon âge ?
— Traite-moi de dinosaure tant que tu y es ! Je te préviens : d'une seule de mes grosses pattes, je peux écrabouiller l'oie blanche que tu es. Et pour ta gouverne, à vingt-huit ans, j'étais déjà avec Victor et nous avions des projets.
— Je suis donc une écervelée et tu es la raison faite femme…
— Je te dis simplement que tu devrais te trouver quelqu'un qui t'aime pour autre chose que ta frimousse. Et quand je dis frimousse…
— Il aura quelle tête, cet oiseau rare ?
— Aucune idée. Ce n'est pas son allure qui compte, mais ce qu'il éprouvera pour toi.
— T'avoueras quand même qu'une belle gueule est bien plus sexy qu'un plan épargne-retraite.
— Tu ne viendras pas pleurer plus tard. Je t'aurai prévenue !
— Très bien, madame la donneuse de leçons, alors explique-moi ton petit jeu avec Maximilien.
Eugénie tousse et s'étrangle. Juliette ne s'arrête pas pour autant.
— Et vas-y que je glousse quand il me parle à l'oreille, et vas-y que je lui fais les yeux doux quand il me tient la porte… Tu crois que je ne vois rien ?
— Ça va pas, non ? Premièrement, Maximilien fait du charme à tout le monde, à commencer par toi, et deuxièmement, ce n'est pas du tout la même chose.
— Et troisièmement, tu fais ce que tu veux…
Juliette fait un clin d'œil à sa voisine et décide de ne pas la torturer davantage.
Elle tourne cette fois à gauche, sans chantonner ni parler. Très inhabituel.
— Eugénie, dit-elle enfin, est-ce que tu peux garder un secret ?
— Quelle question ! Bien sûr. Tu as un souci ?
— Besoin de ton avis.
Juliette s'engage dans le parking d'une grande surface de bricolage. Sa voisine s'étonne.
— Tu comptes faire quoi ici ? Avant de te blesser, demande plutôt un coup de main à Victor.
Juliette rit et file jusqu'au fond, là où il y a toujours plein de places disponibles parce que les gens préfèrent se tasser près de l'entrée plutôt que d'avoir dix mètres de plus à faire à pied. Elle se positionne, amorce une manœuvre et commence à reculer lentement.
— Tu me jures que tu ne diras rien à personne ?
— Juré.
— Jamais ?
— Jamais.
Juliette ouvre sa portière et se penche pour surveiller la précision de sa marche arrière. Soudain, elle donne un léger coup d'accélérateur et envoie sa voiture percuter un plot de béton. Le choc est léger, mais le bruit de plastique cassé combiné au raclement du bas de caisse ne laisse aucun doute sur la réalité des dégâts.
— Mais qu'est-ce que tu fiches ? s'exclame Eugénie. Tu l'as fait exprès ! Tu es folle ?
— Oui, de lui, et tu vas voir qu'il en vaut la peine.
Juliette redémarre en trombe en chantant à tue-tête.