Dans l'atelier de confection, Céline est au chevet d'une élégante robe asiatique dont la soie a été fragilisée par le temps. La matière étant l'une des plus complexes à travailler, les opérations de réparation s'annoncent délicates. La voisine âgée qui l'avait initiée à la couture répétait souvent que ce tissu est comparable à la vie : né d'un miracle de la nature, magnifié par les rayons solaires du petit matin, et plus précieux que tout.
Céline est heureuse de ne penser qu'à son ouvrage. Elle attend chacune de ses séances de restauration avec impatience. Se concentrer sur son aiguille et son fil lui libère l'esprit et l'apaise. C'est absolument nécessaire, surtout ces derniers temps. En quelques semaines, les révolutions se multiplient dans son existence, et sa passion, une fois encore, lui offre un havre de paix. Au contact des étoffes, elle peut se laisser aller à tout ce qu'elle est, sans aucun compromis.
Elle repositionne la robe sous la lumière. Qui était l'actrice qui l'avait portée voilà déjà bien longtemps ? Le vêtement évoque le passé, mais ravive également l'éternel esprit de ceux qui s'habillent pour jouer la comédie. Que deviendront ces pièces de costumes si le théâtre ferme ? Cet héritage sera-t-il détruit ? Vendu ? Dispersé ? Les centaines d'heures consacrées à sa sauvegarde l'auront alors été en pure perte. Mais Céline ne compte pas pour autant renoncer à la mission qu'elle s'est fixée. Jusqu'à l'ultime limite, elle poursuivra son travail de fourmi avec la même énergie. De toute façon, il n'y a qu'ici qu'elle se sente à sa place.
Eugénie toque à la porte ouverte.
— Toujours aux petits soins pour ces belles reliques ?
— Ulysse dort chez un copain. Je ne me voyais pas rester à tourner en rond dans mon appart. Je préfère m'occuper. Et toi ? Comment vas-tu ? Annie m'a raconté que vous aviez travaillé très tard sur la structure du spectacle.
— On tâtonne. Victor pense qu'il serait judicieux d'y associer les plus beaux numéros que nous avons vus, à condition que cela ait du sens et que les artistes acceptent de prendre le risque avec nous.
— C'est plutôt malin. Comme nous, ils n'ont pas grand-chose à perdre. Au fait, as-tu des nouvelles de Juliette ? Je lui ai laissé deux messages mais elle n'a pas donné signe de vie.
— Elle est moins présente ces jours-ci. Elle dit que venir ici lui rappelle le jour où Loïc est parti. Le simple fait d'entrer dans la salle la met mal à l'aise. L'autre soir, elle s'est arrêtée devant les sièges où ils étaient assis comme devant un mausolée…
— La pauvre. Pourquoi ne tente-t-elle pas de le joindre ?
— Elle n'ose pas. Elle a trop peur qu'il lui dise que tout est fini.
— Je la comprends. Quand on est désespéré, le doute est encore préférable à la certitude de l'échec…
Eugénie n'est pas venue pour papoter avec son amie. Mais elle ne sait pas trop comment aborder la question. Pour se donner une contenance, elle rejoint la table de couture et joue avec un dé à coudre.
— Je dois te parler d'un point important au sujet du spectacle…
Le ton est inhabituellement grave. Céline lève les yeux.
— Que se passe-t-il ?
— Nous allons devoir nous passer de tes talents de créatrice de costumes.
— Vraiment ?
— En partie pour éviter les coûts de fabrication, mais surtout parce qu'afin d'ancrer l'histoire dans le présent, nous allons sans doute choisir des vêtements contemporains.
— Logique. Ce n'est pas grave. Ne t'en fais pas pour moi.
Céline se remet à coudre. La gardienne ajoute :
— Par contre, je vais avoir besoin de toi sur un autre poste.
La couturière interrompt à nouveau son ouvrage et plaisante :
— Videuse à l'entrée ? J'ai appris de nouvelles insultes…
— Je voudrais que tu joues dans la pièce. Je ne sais pas encore quel rôle, mais cela me paraît évident.
Céline reste interdite avant de finir par lâcher :
— As-tu déjà oublié l'état dans lequel j'étais lorsque vous m'avez poussée à monter sur scène ?
— Le spectacle a besoin de ta personnalité. Plus égoïstement, j'aimerais t'avoir à mes côtés, pour les dialogues notamment. Personne d'autre n'osera me dire si je me trompe. Toi, si. Tu es une créatrice de costumes fantastique, mais à mes yeux, tu es d'abord une personne extraordinaire. Je veux pouvoir compter sur ton regard incisif, ton humour, ta colère, et ton envie d'aimer.
— Tu vas me faire chialer.
— J'espère bien.
— Pas un trop grand rôle alors…
— Un personnage qui te ressemble.
— Une paumée qui aime coudre ?
— Un cœur immense en voie de guérison.