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Le public du vendredi ne ressemble à aucun autre. On y remarque davantage de groupes d'amis, de familles ; moins de célibataires ou de couples. Mais si sa composition est sociologiquement différente, c'est d'abord l'énergie qui s'en dégage qui le distingue. L'ambiance est plus vive, plus réactive. Ça rigole, ça échange, c'est moins formel qu'avec les spectateurs du samedi soir qui sont — avec un jour d'avance — plus « endimanchés ». Comme si ceux qui sortent le soir du dernier jour de travail avaient en commun un appétit de vivre supplémentaire qui les pousse à prendre de l'avance sur leur temps de loisirs. Lorsqu'ils se réveilleront le samedi matin, ils seront déjà sortis, et il leur restera encore deux jours à savourer librement.

Pourtant, depuis sa loge habituelle, ce n'est pas aux spectateurs qu'Eugénie s'intéresse. Elle observe Laura, qui place les arrivants les uns après les autres. À chaque fois un sourire, quelques mots en prenant le temps de les accompagner jusqu'à leur siège, sans perdre de vue ceux qui entrent et se permettent parfois n'importe quoi. Pour maintenir un rythme soutenu, elle compense les précieuses secondes qu'elle accorde à chacun par un retour vers sa base au pas de course. Elle n'est pas seule pour placer, mais c'est de loin celle qui assure le plus. Elle a tout de suite compris l'esprit de sa fonction, et, même si elle n'est pas venue au théâtre pour cela, s'y consacre de bonne grâce. Victor a raison : c'est une petite qui en a sous le pied.

Eugénie la suit des yeux, encore troublée par le chagrin qu'elle a surpris chez la jeune fille. Très discrète, Laura ne laisse jamais filtrer aucune émotion, que ce soit face aux blagues d'Olivier, aux réflexions pince-sans-rire de Victor ou aux comportements arrogants de Maximilien et Natacha. Même pendant les auditions, alors que personne ne se prive de commenter, elle garde sa réserve. Ses larmes sont d'autant plus signifiantes.

La lumière de la salle décline et une petite musique entraînante annonce le début imminent de la pièce. À l'orchestre et aux balcons, chacun se cale confortablement dans son fauteuil. Ayant achevé sa mission, Laura se retire. Sa silhouette recule dans l'ombre jusqu'à s'y fondre. À quoi pense-t-elle à cet instant ? Quelle tristesse cache-t-elle ?

Le rideau s'ouvre sur l'appartement de Cœur à retardement. Lumière du petit matin. Maximilien entre en coup de vent dans le décor, salué par quelques applaudissements. Sur ses gardes, débraillé, sa chemise dépassant à moitié de son pantalon, il s'arrête devant le miroir et se lamente sur les marques de rouge à lèvres que son visage porte encore.

— Mon garçon, tu frôles de plus en plus souvent la limite ! Tu vas finir par te faire prendre…

Une voix féminine l'interpelle d'une pièce voisine :

— C'est toi, chéri ?

— Oui ! Je suis enfin rentré ! Pardonne-moi pour ce retard. Finalement, on a travaillé toute la nuit, mais — bonne nouvelle ! — le contrat est enfin bouclé.

Pendant qu'il ment, il tente d'effacer les traces compromettantes sur ses joues, sans y parvenir complètement. La voix de la femme enchaîne :

— Tu dois être épuisé. Je te prépare un petit déjeuner ? Installe-toi.

— Tu es un ange, je vais d'abord me rafraîchir…

Avec une parfaite synchronisation, il s'engouffre dans la salle de bains au moment précis où Natacha déboule de la cuisine.

En songeant à la portée de la scène, Eugénie comprend pourquoi Céline n'a assisté qu'à une seule représentation de cette pièce. La situation de ce couple doit faire douloureusement écho en elle. Elle aussi a été trompée. Peut-être même a-t-elle entendu certaines de ces répliques si tristement universelles. Comme cette femme qui arrive avec son plateau sous les applaudissements, elle a été aveugle. Mais — et c'est toute la différence entre la réalité et la fiction — elle n'a pas réglé l'échec de son couple en moins de deux heures. Elle n'a pas mis les choses au point et refait sa vie en une soirée. Quant au prince charmant qui viendra lui faire oublier son histoire malheureuse, elle l'attend toujours.

Maximilien réapparaît, changé, coiffé, et libéré des stigmates de ses infidélités avec une célérité que seules l'ellipse et la mise en scène autorisent. Natacha se précipite à son cou et l'embrasse avec fougue. Un véritable rôle de composition. Alors qu'elle s'installe à table en espérant partager un moment avec lui, il s'affale davantage dans le canapé et commence à feuilleter un magazine. Elle lui raconte sa journée de la veille, qui n'a rien de passionnant mais qui est authentique, alors qu'il s'invente mille péripéties — agrémentées de quelques actes de grandeur chimériques — pour justifier son absence. Il est formel : elle ne connaît pas sa chance d'avoir une vie si facile, alors que lui croule sous les soucis et les responsabilités. Le public note qu'il trouve le moyen de se plaindre alors même qu'il la baratine. Le processus conduisant à la détestation du méchant est enclenché.

Tout l'enjeu de la scène consiste à révéler l'abîme qui sépare les deux protagonistes. Une sincérité naïve manipulée par un odieux cynisme. Plus les spectateurs haïront celui qui se montre fourbe, lâche et cruel, plus la pièce sera un succès.

Ce soir, le jeu de Maximilien a quelque chose de légèrement différent. Il est bondissant et incarne son personnage avec une intensité inédite. Natacha semble avoir un peu de mal à faire preuve de la même présence que lui sur scène. Même en ayant le mauvais rôle, il s'en sort mieux. Eugénie sait que Maximilien n'est pas du genre à faire des efforts sans raison. D'où lui vient cette énergie ? Quelqu'un à impressionner dans le public ? Un nouvel épisode de la guerre infantile que les deux comédiens se livrent à travers leur texte ? Eugénie va le surveiller de près, parce qu'il est évident que tout n'est pas clair…

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