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À peine les trois amies installées à table, Juliette demande à Céline :

— Alors raconte, c'était comment ?

Elle espère des détails croustillants et le récit d'envolées romantiques. Eugénie, elle, ne se fait malheureusement guère d'illusions. Pour toute réponse, Céline se contente d'une grimace désabusée, accompagnée d'un soupir qui pourrait être celui d'une bouée crevée. Elle n'a pas l'air enchantée du dernier rendez-vous en date avec celui qui lui promet monts et merveilles depuis des années.

— On devait passer une soirée en amoureux. Il avait soi-disant des « informations importantes » à m'annoncer. Vous vous doutez dans quel état j'étais et tout ce que je me suis imaginé… Résultat des courses, il m'a simplement expliqué que l'on réorganisait un je-sais-pas-quoi dans sa boîte et que c'était une super opportunité pour lui. On a dîné je ne sais même plus où, il a fait sa petite affaire et il est reparti.

— Quel ringard ! s'énerve Juliette.

— Ton moral tient le choc ? s'inquiète Eugénie.

— À chaque fois c'est pareil : des promesses, l'espoir, et une déception plus grosse qu'un de ses entrepôts frigorifiques. Mon grand-père m'avait pourtant bien prévenue. Le jour de mes seize ans, il m'a dit : « Ma petite, les hommes te diront deux phrases que tu ne dois croire en aucun cas : « Je t'aime » et « Si tu me les montres, je te jure de ne pas y toucher ».

Juliette reste pensive.

— Moi, personne ne m'a jamais dit : « Je t'aime. »

Céline rétorque :

— Et, en général, tu les leur montres avant même qu'ils ne te le demandent !

Elles éclatent de rire alors qu'Eugénie se contente de sourire. Même si elle est heureuse de voir ses deux complices, elle est loin d'être dans l'ambiance. Une tradition reste cependant une tradition, et elle ne manquerait pour rien au monde ce déjeuner mensuel qu'elle a d'ailleurs instauré. Bien qu'elles aient l'occasion de se voir souvent au théâtre, les trois femmes apprécient de se retrouver entre elles pour parler de leurs soucis, jusqu'à réussir à en rire. Eugénie, Céline, Juliette. Le trio infernal, comme on les surnomme dans la troupe. Elles pourraient être de la même famille, mais le lien qui s'est tissé entre elles est d'une tout autre nature. Finalement, ce sont les problèmes qui les ont rapprochées. Céline a commencé à se confier au moment du divorce douloureux qui l'a laissée à presque quarante ans avec un jeune fils à élever. Juliette avait besoin d'une écoute lorsqu'elle s'est éloignée de sa famille. Eugénie fut l'oreille de l'une, l'épaule de l'autre, avant de devenir le trait d'union entre les deux. Chacune ses soucis, chacune sa vie, mais il leur serait désormais difficile de ne pas les partager.

— Et toi, le boulot ? demande Eugénie à Juliette. Il te lâche un peu, le docteur machin ?

— Je ne sais pas combien de temps je vais tenir. Ce gros libidineux n'est pas un bon radiologue, mais c'est un excellent obsédé sexuel. Je n'en peux plus. Ce ne sont même plus ses allusions à répétition qui m'épuisent ; ce que je ne supporte pas, c'est qu'il maltraite les patients. Il brusque tout le monde pour aller plus vite. Il ne pense qu'à son chiffre d'affaires pour partir jouer au golf avec d'autres crevards dans son genre. Hier, on a eu une petite dame qui avait le bras fracturé. Vous auriez dû le voir la stresser… J'étais révoltée.

— Tu as réfléchi à un autre boulot ?

— Je connais des tas d'insultes et j'aime mettre des claques aux gens. Je pourrais devenir videuse dans une boîte de nuit !

Céline et Juliette éclatent encore de rire. Eugénie les regarde avec bienveillance. Deux femmes, deux âges. Chacune cherche l'amour à sa façon. Juliette ne fonctionne qu'à la passion, au sensuel, à la séduction brute débarrassée de tout code social. Céline se remet d'un premier mariage qui ne lui correspondait pas en assumant seule son petit Ulysse. Elle croit encore en un avenir avec son amant marié qui lui promet de tout quitter pour elle. Eugénie a peur que chacune, dans son approche, ne finisse par être déçue. Elle connaît la musique, elle identifie les risques et les trajectoires probables. Pourquoi Eugénie voit-elle des choses que ses deux amies ne détectent pas d'elles-mêmes ? Pourquoi tout lui semble-t-il si évident ? Une autre question arrive immédiatement derrière : qui est-elle pour se permettre de penser que sa vision est juste ?

Sa propre situation n'est pas simple non plus. Bientôt la soixantaine. Quel est le bilan ? Elle peut évidemment se prévaloir d'avoir bâti un couple stable. Est-elle plus heureuse pour autant ? Se sent-elle comblée ? Son sort est-il plus enviable que celui de ses deux complices plus jeunes ? Force est de constater que ce n'est pas le cas. Alors quoi ? La malédiction des femmes consiste-t-elle à courir après des amours impossibles ? Sont-elles condamnées à n'avoir une chance de les atteindre que lorsqu'elles sont déjà passées à autre chose ? Éternellement insatisfaites et frustrées ? Le désir, ce tyran cruel, s'arrangerait-il pour avoir systématiquement un temps d'avance sur la maturité qui permet de l'assouvir ?

Eugénie se masse les tempes alors que les filles se sont lancées dans un délire de reconversion professionnelle. Elle n'en est plus là ; sa prochaine évolution de carrière, ce sera la retraite. Tout ça pour quoi ? Tellement de questions en suspens, et si peu de réponses. Saleté d'expérience. On en a toujours trop quand on regarde le passé et jamais assez face au futur. Un sage a dit que l'expérience est une lanterne qui n'éclaire que le chemin déjà parcouru. Philosophie à deux balles. Encore un qui a dû se casser la figure comme un gueux dans le premier fossé pour finir par mourir saoulé par ses petites phrases donneuses de leçons.

Finalement, Eugénie a eu l'âge de Juliette. Elle a aussi eu celui de Céline. Elle s'en souvient parfaitement et elle est certaine qu'elle ne s'en sortait pas mieux qu'elles. Elle a raté tellement de choses. Pourtant, maintenant qu'elle a dépassé ces étapes, elle voit clairement les solutions et les pièges dont elle n'avait pas conscience alors. Cette vie n'offrirait-elle les réponses que lorsqu'on ne peut plus les appliquer ? Est-ce seulement lorsqu'on commence à savoir, à comprendre, que l'on se rend compte que ça ne sert plus à rien ?

Céline demande :

— Et toi Eugénie, Victor t'a-t-il déjà dit : « Je t'aime » ?

— Plusieurs fois. Je touche du bois mais jusque-là, malgré tout le respect que je dois à ton grand-père, j'ai eu raison de le croire. Par contre, il est clair qu'il m'a menti lorsqu'il promettait de ne pas se jeter sur ce qu'il me demandait de lui montrer…

— Sacré Victor ! s'exclame Juliette.

Le temps d'un repas, les trois femmes peuvent parler librement de leurs fardeaux. Mais quelle que soit l'affection qu'elles se témoignent, aucune des trois ne dira tout. On porte toujours le pire tout seul.

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