Martial ouvre les yeux. Il sursaute en découvrant Victor à son chevet.
— Vous m'avez fait peur !
— Quelle drôle d'idée, moi qui suis si gentil.
— J'ai cru que l'autre taré était revenu.
— Un taré ?
— Un mec qui raconte des histoires de malades.
— En même temps, vous êtes dans un hôpital… Alors les histoires de malades… Avez-vous bien dormi ?
— Plutôt pas mal.
— Tant mieux, parce que nous devons parler sérieusement.
Victor se lève et s'approche de l'ex de Céline. En articulant exagérément, il lui souffle :
— Tabasse-mi et Tabasse-moi sont dans un avion…
— Ils ne sont pas dans un bateau d'habitude ? C'est un exercice pour ma mémoire, c'est ça ?
— Non, ce n'est pas exercice et d'autre part, ce sont Pince-mi et Pince-moi qui sont dans un bateau. Tabasse-mi et Tabasse-moi préfèrent prendre l'avion. Ils ont le mal de mer.
— Pourquoi me racontez-vous cela ? Je m'en tape.
— Vous ne devriez pas. Parce que Tabasse-mi vient de sauter en parachute. Qui est-ce qui reste ?
— Vous savez où vous pouvez vous le mettre, votre jeu à la con ?
— Dans ce cas-là, un bateau est préférable, pour la forme, parce qu'un avion avec les ailes…
— Mais qui êtes-vous, bordel ?
— Quelqu'un à qui tu dois un joli paquet de pognon.
— Je ne vous ai jamais vu. Sortez de ma chambre.
— Tu espères vraiment t'en sortir en me congédiant ? Je note que tu tiques sur le fait que tu ne me connais pas, mais que devoir de l'argent ne te surprend pas. Ta mémoire est donc revenue.
— Si vous ne vous barrez pas, j'appelle au secours.
Comme un guépard qui rôde tranquillement autour de sa proie, Victor se met à faire les cent pas autour du lit.
— Si j'étais toi, j'attendrais un peu avant de demander de l'aide. On ne joue pas les grosses cartes en début de partie. Autant te prévenir tout de suite : on ne te laissera aucune chance. Tu es supposé sortir demain. On sera là. Si tu payes, tout se passera bien. Si tu essaies de te planquer ou de fuir, on te retrouvera et on te réexpédiera dans ce même hôpital — au service traumatologie si tu as du bol, mais plus probablement en réanimation, voire à la morgue si tu pousses le bouchon trop loin.
— J'ai été victime d'un accident. Je ne me souviens plus de rien.
— Vraiment ? Tu n'as aucun souvenir de ce qui t'a conduit ici ?
— Puisque je vous le dis. Vous pouvez me menacer, je ne vois pas de quoi vous parlez.
— Excellente ligne de défense. Mais j'ai de l'artillerie lourde.
— Qu'est-ce que vous allez me baratiner ? Que vous êtes ma petite sœur ? Que vous êtes mon oncle ? Mon père ou le pape ?
— Je te rappelle que Tabasse-mi a sauté, il ne te reste que Tabasse-moi…
— J'ai pas peur.
— Bravo, j'aime cet esprit aussi bravache que stupide. J'ai déjà eu l'occasion de me rendre compte qu'en bon abruti, tu n'avais jamais la trouille au départ. Mais force est de constater que, quand la pression monte un peu, tu te dégonfles comme un matelas de piscine sur un banc d'oursins. J'ai pourtant une excellente nouvelle pour toi. Tu es nommé pour la récompense suprême dans trois catégories : gros pignouf, sale fouine et vilain goujat.
Martial reste sans voix. Victor mime une remise de prix :
— Roulement de tambour, j'ouvre l'enveloppe devant la foule qui retient son souffle… Bravo ma poule, t'as gagné les trois ! T'es un champion toutes catégories !
— Super drôle.
— Veux-tu que je t'explique ce qui différencie la bestiole qui a une chance de s'en sortir du crétin qui va se faire massacrer ?
— Méfiez-vous, je suis amnésique, pas impotent. Vous n'êtes plus tout jeune…
— La bestiole sait sentir le danger avant de se le ramasser en pleine tronche. Mais puisque tu as du mal à saisir, je vais t'aider.
Victor claque des doigts.
Une main surgit aux pieds de Martial, venue de sous le lit. Elle brandit une seringue comme un poignard.
Surpris et inquiet, celui-ci remonte ses jambes et se ramasse au maximum sur son oreiller.
— C'est quoi ce bordel ? Vous êtes givré ! Qui se planque sous le plumard, et qu'est-ce que c'est que ça ?
— Sous le lit se cache l'esprit des échéances passées. Il est très en colère. Bientôt viendra l'esprit des échéances futures, qui espère de tout son cœur que tu te montreras enfin raisonnable.
Victor désigne la seringue et précise :
— Et ça, c'est un petit instrument médical pourvu d'une aiguille creuse employé pour administrer des substances par injection. Il a été inventé en 1720 par un chirurgien français du nom de Dominique Anel…
— Vous êtes dingue.
— Si tu payes, tout s'arrête et tu peux te rendormir paisiblement.
La main avec la seringue s'agite au pied du lit et fait semblant de le poignarder, comme dans une scène de film d'horreur. Martial ignore de qui il doit se méfier le plus, du type qui le regarde en souriant comme un dément ou de la main sortie de nulle part.
— Voilà le plan, explique Victor. Dès que tu sors d'ici, on t'accompagne jusqu'à ta planque, tu me donnes ce que tu me dois et — grand seigneur — je te laisse même le reste de ton butin d'escroc. C'est aussi simple que cela. Ensuite, on se quitte bons amis. Qu'en dis-tu ?
— Plutôt crever.
— Comme tu veux.
Victor claque à nouveau des doigts. Cette fois, Olivier s'extirpe de sous le lit. Il porte le masque de vache. En le voyant, Martial pousse un hurlement de terreur.
— Regarde qui est là, commente Victor, c'est Meuh-meuh ! La mémoire te revient ? Attention, c'est une vache de combat, elle va te réduire la gueule en yaourt aux fruits !
Martial tente d'atteindre le bouton d'appel, mais Victor le lui retire avant qu'il n'ait pu s'en servir.
— Au secours ! Au secours !
L'homme hurle de toutes ses forces. Il est complètement paniqué.
Victor fait signe à Olivier de disparaître sous le lit.
— Calme-toi. Inutile de beugler comme ça, c'est pas toi la vache. Mais tu dois garder à l'esprit que partout où tu iras, Meuh-meuh te retrouvera, et son pote le cheval aussi. La seule façon de t'en débarrasser, c'est de payer.
— Au secours ! À l'aide !
La porte de la chambre s'ouvre et une infirmière entre en trombe.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi ces hurlements ?
Victor s'avance vers elle. Son calme et sa maîtrise contrastent spectaculairement avec l'affolement de Martial.
— Il faut excuser mon ami. Il vient encore d'avoir une de ses hallucinations… Le pauvre. Regardez dans quel état il se met. On se prend à espérer que la mémoire lui revienne et tout à coup, vlan, il disjoncte !
Hoquetant, Martial braille :
— Sous mon lit, il y a une vache avec une seringue !
Victor secoue la tête d'un air affligé.
— Ça me fait tellement mal de le voir comme ça… Vous vous rendez compte, je l'ai connu bébé. Vous auriez dû le voir, si mignon. Il ressemblait à une noix de coco toute boursouflée avec une petite touffe en haut.
— C'est pas vrai ! J'ai jamais vu ce mec !
L'infirmière a pitié de Martial et de ses propos incohérents. Victor ajoute, ému :
— Son pauvre père était comme un frère pour moi.
Il se tourne vers le blessé et clame, la voix vibrante d'émotion contenue :
— Je te jure, mon bonhomme, que je ne te laisserai pas tomber. On est comme ça dans le 82e d'infanterie.
Il se met au garde-à-vous et salue. L'infirmière est touchée, ça lui rappelle les grands films de guerre qui font pleurer les filles. C'est si beau, les héros qui ne laissent jamais tomber ni leurs frères d'armes, ni leur famille…
Martial s'énerve :
— Vérifiez par vous-même, la vache est sous le lit !
Victor ironise :
— « La vache est sous le lit »… On dirait un des messages codés que Radio Londres balançait pour déclencher des opérations clandestines.
Il se pince le nez.
— « Ici Londres, la vache est sous le lit, je répète, la vache est sous le lit. » Pourquoi pas un crocodile dans les toilettes ou un perroquet dans le falzar ?
Compréhensive, l'infirmière lève les yeux au ciel et demande à voix basse :
— Voulez-vous que je lui administre un calmant ?
— Non, c'est inutile, merci beaucoup. Je vais rester avec lui jusqu'à ce qu'il retrouve son calme. Je dois bien ça à son père…
— N'hésitez pas en cas de besoin.
— Vous êtes adorable, encore toutes nos excuses pour le dérangement. Ne vous en faites pas, je vais le gérer. Et si vous trouvez une vache dans le couloir, merci de nous la ramener !
L'infirmière pouffe. Victor la raccompagne jusqu'à la porte qu'il referme derrière elle.
La vache réapparaît, mais cette fois tout près de lui. Martial est terrifié.
— Ne me tuez pas ! supplie-t-il.
Victor s'approche.
— Les vaches ne tuent pas, tête de nœud, sauf si tu es une appétissante petite fleur. Es-tu une appétissante petite fleur ?
— Non, non, je ne suis pas une appétissante petite fleur !
Martial secoue la tête avec frénésie. Il est en sueur, mûr pour l'estocade.
— Es-tu décidé à payer ?
— D'accord, je vais casquer.
— 30 000 ?
— Pas de problème.
— Dès ta sortie ?
— Dès demain. Mais après, vous me foutez la paix.
— Tu sais ce que tu risques si tu essaies de nous doubler ?
La vache joue avec sa seringue, sans doute par pure méchanceté. Les vaches ont aussi un côté sombre. Martial ne la quitte pas des yeux.
— Vous aurez votre blé, juré.
Il ose enfin regarder Victor.
— Vous me laisserez vraiment le reste ?
— Parole d'herbivore.
La vache danse en se frottant la panse. Ça en fait du foin…