L'apaisante vue panoramique sur les toits de la ville a disparu. La lune débranchée repose contre le mur du fond, et même l'appartement n'est plus là. Le décor a été démonté et le plateau paraît deux fois plus grand. C'est peut-être la raison pour laquelle cette nuit, Eugénie se sent deux fois plus petite. Encore un repère de moins. Pourtant, elle en a bien besoin en ce moment.
Elle a trouvé une chaise bancale dans les coulisses et s'est installée au centre de la scène, face aux rideaux fermés. Ces derniers temps, elle s'est habituée à ne plus dormir, et c'est quasiment quotidiennement qu'elle vient ici, bien avant le petit matin, répéter des extraits des futurs dialogues, mais aussi se poser des questions à haute voix. Ici, elle trouve l'intimité dans l'immensité. Ici, elle peut douter sans inquiéter personne. C'est appréciable lorsque tant de gens comptent sur vous et sont convaincus que vous savez ce que vous faites.
Comment deviner qu'elle en arriverait là ? Lorsqu'elle avait émis le souhait de s'engager au théâtre, elle ne se doutait pas qu'un jour, elle se retrouverait en partie responsable de son devenir. Elle n'est pas dramaturge, elle n'est pas metteur en scène, elle n'est certainement pas comédienne. Pourtant, elle ne peut reprocher à personne de l'avoir placée dans l'engrenage qu'elle subit aujourd'hui. Étape après étape, elle a tout choisi. Avec Victor, ils auraient pu garder leur maison. Elle aurait également pu sauter du toit. Si elle avait été seule, elle l'aurait sans doute fait, mais Noémie, Eliott et ses proches l'ont retenue sans même s'en douter. Ce sont toujours les autres qui vous sauvent la vie.
Regrette-t-elle de se retrouver dans une situation qui l'effraie autant ? Pas tant que ça. Comme si, d'instinct, elle suivait un chemin tortueux en sachant qu'il la conduirait jusqu'à sa vraie place.
Elle s'étire. Elle songe au spectacle, au lien étroit qui existe entre ce qu'elle éprouve au plus profond d'elle-même et ce qu'elle tente d'écrire. Elle se demande si l'histoire qui s'annonce contient le plus important, si le résultat correspond à l'idée qu'elle s'en faisait. Un foisonnement d'émotions mises en forme. Le décalage avec ce qui se fait d'habitude lui fait peur. Le public n'aime pas être dérouté. Raison de plus pour n'écouter que ce qui nous parle vraiment. Ainsi, personne ne sera perdu. Le style ne devient l'essentiel que si l'on n'a rien à dire.
Depuis des mois, elle couche tout ce qui lui tient à cœur sur le papier. Les rouages de notre passage sur terre : le cocon de l'enfance, les premières découvertes, les purs espoirs et l'énergie infinie de la jeunesse, les règles que l'on nous présente comme immuables alors qu'elles ne le sont pas, la confrontation aux vraies lois du monde, les illusions perdues, l'expérience de ce qui compte vraiment dans une vie et la peur d'en être privé une fois que l'on sait que cela existe. Puis vient l'heure des bilans, qui arrive si vite. Trouver sa place, essayer de comprendre qui l'on est, rencontrer les autres, qu'il s'agisse de ses enfants ou de gens croisés au hasard. Agir en conviction, ne dire que ce que l'on croit. Si facile à énoncer, si complexe à mettre en œuvre au quotidien. À peine les règles de la partie comprises, il faut déjà songer à partir. Il devient temps d'accomplir pour d'autres, temps de se souvenir, de transmettre avant de disparaître.
Eugénie vit parmi ces notions vitales, au cœur de ces concentrés compilés. Travailler cette matière humaine lui a enseigné que sans la force du ressenti, présenter factuellement une vie n'a aucun intérêt. Résumer ne sert à rien, partager est primordial.
Où en est-elle dans sa propre existence ? Quelque part entre les bilans et savoir partir. Mais avant, elle va devoir entrer en scène. Cela s'avère finalement plus dur que de sauter du toit.
Elle fredonne :
Et s'il était des gens qu'on ne veut plus quitter,
Et s'il était des lieux d'où on ne veut partir,
S'il était des endroits que nous avons rêvés
Et qu'un cœur ait un jour le courage de dire…
Elle a écrit ces mots voilà des mois, en pensant à ses enfants. À l'époque, elle était au fond du trou. Aujourd'hui, elle en est sortie pour essayer de partager cette émotion en la colorant d'espoir.
Elle se lève. Cette nuit, ceux à qui elle souhaite s'adresser n'ont aucune chance d'être là. Comme elle, ils ont eu envie de raconter. Si hauts dans son panthéon, ils doivent pouvoir comprendre les affres d'une modeste créature qui se lance. À défaut de partager leur talent, Eugénie approche leurs tourments. Dickens, Austen, Wilde, Molière, Kipling, Racine, Woolf, Chaplin, Twain, Dumas, d'incroyables parcours de vie pour une poignée de pages ou quelques images…
À voix haute, elle les interpelle :
— Vous toutes et tous qui avez écrit, avez-vous éprouvé cette solitude ? Ce poids et ce vertige ? Tellement d'envies et si peu de moyens… J'ai besoin de vos lumières ! Avant de devenir des monuments, vous étiez des êtres de chair et de sang, des cœurs écorchés qui avez mis votre vie dans votre travail. Suis-je sur la bonne voie ? Ai-je seulement une chance ?
Aucune réponse.
Soudain, les rideaux de scène s'ouvrent tout seuls. Eugénie recule, effrayée. Pourquoi la perspective s'est-elle mystérieusement ouverte vers la salle déserte ? Est-ce un signe adressé par ses pairs disparus ? Faut-il y voir un message ? Devient-elle folle ? À force de passer sa vie entre rêve et réalité, elle s'est perdue.
La gardienne scrute la pénombre. Elle qui redoutait de faire face au public s'aperçoit qu'une salle vide est encore plus épouvantable.
Tout à coup, quelqu'un applaudit. Lentement, mais en tapant très fort.
— Qui est là ?
— À ton avis ? Qui a toujours été là ?
— Victor ?
— Pour te servir. Depuis toujours, je suis ton premier spectateur et ton plus grand fan.
Elle n'arrive pas à le localiser. Elle a beau chercher, impossible de savoir où il se trouve. Au parterre ? Dans une loge ?
— Tu m'as suivie ?
— Comme à chaque fois. J'ai renoncé à mes habitudes pour te suivre chaque fois que tu l'as souhaité. Alors pourquoi pas ce soir ? Avant que la question n'arrive, autant te l'avouer : ce n'est pas la première fois. Je l'ai d'abord fait pour te protéger, puis pour t'entendre…
— Mais…
— Cette nuit, les règles changent. J'ai trois questions pour toi.
Elle marque un temps.
— Je t'écoute.
— Tu as rencontré tous ceux qui œuvrent dans ce théâtre. Tu as interrogé chacun. Sauf moi. Pourquoi ?
Eugénie s'approche de sa chaise.
— Non, chérie, reste debout. N'aie pas peur de ton public. Il ne veut aucune excuse, aucune circonvolution. Juste ta vérité.
— Elle est simple, Victor. Je crois que je te connais assez pour être capable de répondre à ta place aux questions que j'aurais pu te poser.
— En es-tu certaine ?
— J'en suis sincèrement convaincue.
— Es-tu à même de lire dans chacun de mes mots ou de mes actes, ce qui les sous-tend ?
— Je n'en ai pas besoin. Ça, c'est ta méthode. Moi, je suis plus intuitive.
Long silence.
— Question numéro deux : si tu avais le pouvoir de te créer une journée idéale, à quoi ressemblerait-elle ?
Eugénie se met à rire.
— Tu me soumets au genre de questions que j'ai posées à ceux de l'équipe ?
— Contente-toi de répondre, s'il te plaît.
La voix s'est déplacée, sans que la gardienne puisse dire de quelle façon.
— Ma journée idéale ? Sans contrainte de temps ou d'espace ?
— Aucune contrainte. Tu es sur une scène, tout est possible.
Elle prend un instant pour réfléchir.
— Je te livre ce qui me vient : nous serions encore dans notre ancienne maison, un matin de juin. J'ai toujours préféré le printemps. On déposerait les enfants à l'école parce qu'ils seraient encore jeunes — Noémie en fin de primaire et Eliott au début du collège. Évidemment, nous serions en retard, mais ils seraient assez grands pour courir avec nous. Nous irions ensuite travailler. Tu aurais Olivier pour collègue et moi Juliette et Céline.
Elle marque une pause.
— J'aimerais aussi avoir dans notre entourage tous ceux que nous fréquentons aujourd'hui. Thibaud pourrait être mon patron. On ferait notre boulot, avec le lot quotidien de fâcheux et d'alliés dont la liste change suivant les circonstances. Le midi, je me programmerais bien un déjeuner entre copines. Beaucoup de rires parce que quand nous sommes ensemble, on peut s'amuser de tout ce qui nous contrarie quand on est seules. L'après-midi s'écoulerait avec les affaires courantes, et enfin, arriverait la partie que j'ai toujours le plus attendue dans la journée, parce que les petits m'ont manqué et que l'on se retrouve en famille. C'est ce que j'adorais par-dessus tout : rentrer, pour vivre ensemble chez nous. Fonctionner parce que l'on a des choses à faire tous les quatre. Je ferais faire leurs devoirs aux enfants pendant que tu essayerais de les en détourner pour jouer avec eux. Qu'est-ce que ça m'énervait, mais qu'est-ce que j'aimais ça ! La soirée, tassés les uns sur les autres dans la même pièce parce qu'on aimait cette proximité-là. Se chercher, se parler, partager un repas, un film ou une histoire… tous les jours. Ne se séparer que pour mieux se retrouver. Détester l'heure entre chien et loup, parce qu'elle annonce la fin d'un jour qui ne reviendra pas. Coucher les enfants, les embrasser et se retrouver tous les deux. Ne penser à rien, juste pour le plaisir de croire que cette vie durera éternellement et que l'on n'aura jamais besoin de rien d'autre… Avant de recommencer le lendemain.
Eugénie s'assoit. Tant pis si elle n'en a pas le droit.
— C'est d'une affligeante banalité, n'est-ce pas ? Pour ma défense, Votre Honneur, je n'y avais jamais réfléchi.
Aucune réaction de Victor, qui poursuit son interrogatoire :
— Question numéro trois…
La voix est proche. Cette fois, Eugénie parvient à localiser son homme. Il est appuyé sur le bord de la scène.
— Pourquoi veux-tu monter ce spectacle ?
— Tu es sérieux ?
— Tout à fait.
— Comment veux-tu que je sache…
— Pas d'excuses, la réponse est en toi, tu n'as qu'à l'accepter et la formuler.
Eugénie se relève. Elle se met à marcher sur le plateau en décrivant des cercles.
— Pour sauver le théâtre.
— La nécessité de sauver le théâtre n'est que le déclencheur. Pas la raison.
Eugénie voudrait échapper à cette question, elle voudrait rugir comme une bête sauvage pour effrayer ce qui la menace, mais elle prend sur elle. Elle marche encore. Puis, tout à coup, elle s'arrête.
— Tu veux vraiment savoir pourquoi ?
— S'il te plaît.
— J'ai eu l'impression d'être morte, Victor. J'ai cru que j'avais fait le tour de cette vie, plus de bonheurs à en attendre et plus aucune envie d'en subir les épreuves… Trop fatiguée.
Elle hésite avant de confier :
— J'ai même songé à en finir. Ce n'est pas la peur de la mort qui m'a fait reculer. Je n'ai simplement pas eu le courage de vous quitter. Alors à défaut d'avoir encore le charbon pour faire avancer ma locomotive, je me suis dit que je pouvais au moins faire cadeau du peu d'élan qui me restait à ceux qui sont encore sur les rails.
« J'ai commencé à imaginer des choses, dans la vraie vie d'abord ; j'ai échafaudé des plans, j'ai mis en scène. Pas pour un public, mais pour des gens que j'aime et qui ont des problèmes. Tout est arrivé malgré moi, mais j'en suis entièrement responsable. Je n'ai pas cherché à m'occuper de ce spectacle, je n'en ai même jamais eu l'idée. Mais je l'assume. Pourquoi ? Pour dire que j'aime la vie, mes gosses, tous ces gens dont les parcours me touchent tellement. Je veux le faire pour partager ce que j'ai appris, pour en faire un témoignage anonyme à destination de ceux qui continueront ce monde. Je leur souhaite de vivre sans répéter mes erreurs. Je veux ce spectacle pour que ma vie n'ait pas été inutile. Je veux qu'il existe pour que nous vivions une autre aventure, tous ensemble. Peut-être la dernière.
Victor n'applaudit pas. Il regarde sa femme debout sur la scène. Elle s'avance vers lui.
— Victor, j'ai une question à te poser pour laquelle je ne suis pas certaine de pouvoir répondre à ta place.
— Si c'est au sujet de mon mariage avec Olivier, je préfère ne pas en parler.
— Tu es le plus sage et le plus clairvoyant de nous deux. Tu m'as toujours protégée et rassurée. C'est d'ailleurs parce que tu es capable de cela que je me suis autorisé toutes mes folies. Mais dis-moi, après toutes ces années, qu'est-ce qui, dans toute ta vie et tes expériences, t'a le plus étonné ?
Victor reste un moment immobile.
— Que tu restes auprès de moi, Eugénie. Que tu vives sans te sauver avec un autre, plus grand, plus beau ou plus doué.
— Tu es fou.
— J'espère bien. Je me donne assez de mal pour ça. Fais-le, ce spectacle. Fonce, ne doute de rien. Il n'y a que les folies que l'on ne regrette jamais.