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— Hello, vous êtes là ?

— Je suis dans la réserve, j'arrive tout de suite.

Victor s'avance pour la première fois dans l'atelier et découvre à quel point le garage de Loïc est rempli. Pour lui, ce n'est cependant pas un capharnaüm. Il comprend parfaitement la logique qui régit le lieu. Les outils sont posés au plus près des endroits où ils doivent être utilisés, en fonction des opérations à accomplir. Ce qui peut passer pour un beau foutoir aux yeux du profane est en fait le fruit d'une recherche instinctive d'efficacité mécanique.

En déambulant, Victor remarque une moto en partie démontée. Il s'en approche et s'accroupit pour l'étudier de près. Loïc arrive derrière lui, une boîte de bougies d'allumage à la main.

— Bonjour !

Victor se redresse et se tourne vers lui.

— Salut.

En le reconnaissant, le garagiste a un léger mouvement de recul.

— Si c'est Juliette qui…

— Personne ne m'envoie. Je te l'ai dit, je peux rire de tout, mais pas de ce qui fait battre le cœur. Dis-moi, c'est une Harley Sportster que tu as là ? 1961 si je ne m'abuse ?

— Exact. J'attends des pièces, je la retape pour un pote.

— Belle bête.

— Vous êtes motard ?

— Pas du tout, mais quand j'étais gamin, un de nos voisins en possédait une. Je crois qu'il l'aimait plus que sa femme et ses gosses.

Loïc pose sa boîte de bougies.

— Mon père était un peu comme ça. Il a fini par se tirer en nous oubliant. À croire que les moteurs sont mauvais pour l'esprit de famille.

— Pour mes quatorze ans, ce fameux voisin m'a emmené faire un tour sur son bolide. Une vraie fusée.

— Vous avez aimé ?

— Pas vraiment. C'est la seule fois de ma vie où j'ai dégueulé dans le dos de quelqu'un.

Loïc sourit avant de redevenir sérieux.

— Pourquoi êtes-vous venu ?

— Pourquoi es-tu parti l'autre soir ?

— J'ai mes raisons.

— Loin de moi l'idée de te juger, mais j'aimerais comprendre. Tu es un type réglo, j'aime bien ta façon de faire. Même ton garage me plaît. Avec Juliette, vous aviez l'air bien partis, et puis tout à coup, tu disparais. Pas un mot d'explication, rien.

— Elle va bien ?

— Pas trop. Tu sais comment sont les femmes… D'ailleurs, non, je crois que tu ne le sais pas. Elle est anéantie. Logique. Elle se demande pourquoi tu t'es sauvé.

— Vous l'avez vue danser ?

— Plus d'une fois.

— Quel effet ça vous fait ?

— Un peu comme la tourte aux champignons que prépare ma femme. Je trouve ça plutôt bon quand c'est dans mon assiette, mais je ne me relèverais pas la nuit pour en manger.

— Je ne comprends pas.

— Disons que je trouve qu'elle danse bien, mais que ce n'est pas l'expression artistique dont je me sens le plus proche.

— Je ne suis même pas foutu de faire une phrase comme celle-là.

— Si tu veux, je demande à Eugénie de te préparer une tourte aux champignons, et tu verras que tu finiras par y arriver.

— Je suis incapable d'expliquer pourquoi je suis parti comme un voleur, mais je ne supportais pas l'idée de rester davantage. C'était plus fort que moi.

— Quelque chose t'a déplu dans le fait qu'elle danse ?

— C'était la première fois que je la voyais.

— En général, c'est impressionnant. Elle est douée.

— Vous avez raison, elle est douée, trop douée pour un gars comme moi. Je ne vous dis pas quand je l'ai vue avec tous ces hommes, passer de l'un à l'autre…

— Ils dansaient, c'est tout. C'est exactement comme dans la pièce : Natacha et Maximilien s'embrassent, mais c'est une illusion. Ils ne couchent pas ensemble dans la vraie vie. Le mec qui beugle son désespoir dans les chansons pour minettes ne se suicide pas à la fin de chaque interprétation, tu le sais bien. Ce qu'a fait Juliette n'est que de l'expression corporelle. C'est de l'art.

— Eh ben je peux vous dire que ça m'a fait bouillir de la voir si belle, dans tous ces bras. Et vas-y que je t'enlace, et vas-y que je me colle à toi…

— C'est leur façon de déclencher des émotions. C'est le but de tout spectacle. Visiblement, tu as ressenti quelque chose. Sauf que ce n'était pas positif du tout. Tu n'as pas supporté de la voir physiquement si proche d'autres hommes.

— Il y a de ça.

— Mal à l'aise ?

— Pire. Je n'en pouvais plus. J'ai cru que j'allais leur éclater la tête. Alors j'ai préféré me tirer.

— Tu aurais dû rester, et on en aurait parlé.

— Je ne suis pas doué pour discuter. Par contre, je me sens bien avec les moteurs. Je les comprends.

— Je ne vois pas le rapport. On vit entre humains, Loïc. Pas avec des outils. Aucune mécanique ne te rendra heureux comme un être vivant doué de volonté peut le faire. Ça vaut le coup d'y mettre un peu du tien. Aujourd'hui, tu es à l'aise avec les bagnoles, mais tu ne l'as pas toujours été.

— Ce n'est pas faux.

— Alors dis-toi que c'est pareil avec tes semblables. Rappelle-toi tes débuts. Essaie de comprendre Juliette, et faites-vous confiance. Je n'ai rien à te vendre ; que vous soyez ensemble ou non ne changera strictement rien à ma vie. Je vais en plus me faire pourrir de questions par ma femme lorsqu'elle saura que je suis venu.

— Vous n'êtes pas obligé de le lui dire.

— C'est juste, mais je lui fais confiance, alors forcément, je vivrais très mal de le lui cacher. Tu verras, la confiance est un excellent concept. Juliette et toi ferez ce que vous voudrez, mais je trouverais dommage que vous vous arrêtiez là juste parce qu'elle danse sacrément bien. Vous vous connaissez à peine. Je comprends que ce que tu as découvert d'elle sur scène t'ait surpris, mais tu devrais y regarder de plus près. Cette fille est un joyau dont l'apparence ne dit pas tout. Comme toi, je crois.

Loïc regarde Victor en face.

— À quel moment connaît-on vraiment quelqu'un ?

— Jamais au début. Comme aux cartes, il faut payer de sa personne pour voir le jeu de l'autre. C'est un risque à prendre. Elle est plutôt maligne, ta question, pour un mec qui ne s'intéresse soi-disant qu'aux bécanes… Je dirais que tu connais quelqu'un lorsque dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses gestes, tu peux identifier les moteurs de sa personnalité qui sont à l'œuvre. Un individu est une mécanique incroyablement complexe, Loïc. Quoi qu'il fasse, cela trahit toujours d'une façon ou d'une autre ce qui l'anime. Sauf que, contrairement aux machines, nous choisissons nous-mêmes notre carburant. L'amour, la haine, l'envie, la peur, l'intérêt, l'espoir… Il en existe tant. Mais tous les sentiments de l'humanité se lisent dans les actes qu'ils engendrent. Comme les muscles font bouger notre corps, nos émotions nous poussent à agir. Quand tu commences à lire ses sentiments derrière ses gestes, même les plus infimes, alors j'aurais tendance à dire que tu n'es pas loin de connaître une personne.

— J'en suis incapable avec Juliette.

— Évidemment, il est encore trop tôt. Mais puis-je te donner un conseil ?

— De vous, je suis preneur.

— Ce n'est pas d'elle dont tu as peur, c'est de toi. Laisse-la t'apprendre à danser.

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