Ils ont convenu de se retrouver devant le théâtre. Juliette attend en haut des marches tandis que les spectateurs se pressent pour entrer. Elle a toujours aimé cette fièvre d'avant spectacle. On perçoit déjà le frisson de l'attente, l'impatience de découvrir la pièce. Les centaines d'ampoules de l'auvent composent un firmament étoilé qui donne bonne mine à chacun.
Juliette n'arrête pas de regarder sa montre, mais elle est confiante : Loïc a toujours été ponctuel. C'est elle qui est en avance. Pour l'occasion, elle porte une robe toute simple avec une veste courte. Céline lui a évité les affres du choix en lui donnant ce précieux conseil : « Évite les vêtements qui se remarquent. C'est toi que l'on doit voir, pas ta robe. Trouve-toi quelque chose de confortable. Ce n'est jamais l'habit qui doit attirer l'attention mais ta façon de le porter, de bouger, de te tenir, et surtout, le visage que tu te composes. » Des heures de négociations avec chaque partie de son corps évitées Juliette est impatiente de découvrir comment Loïc sera vêtu. Alors qu'elle l'imagine dans toutes sortes de tenues, un doute lui vient. Serait-il capable de venir en bleu de travail ? Après tout, elle ne l'a jamais vu qu'ainsi.
Pour la première fois, il vient à elle. Mais avec qui a-t-elle rendez-vous ? Un ami, un petit ami ? Un simple adjectif change tout. Quel chemin est-il en train d'accomplir dans les méandres de son esprit ? Vont-ils se faire la bise ? Lui tiendra-t-il la main pendant le spectacle ? Leurs genoux finiront-ils par se frôler ?
Juliette est fébrile. Elle se souvient des fois où elle a attendu un garçon. Il y en a eu beaucoup. Jamais elle ne s'est mise dans cet état-là. Sans doute parce qu'au fond, elle n'en avait pas grand-chose à faire. Mais depuis qu'elle espère, depuis qu'elle envisage, elle a quelque chose à perdre, et l'indifférence n'est plus de mise.
Il y a maintenant un monde fou. Elle surveille les abords avec la vigilance que la situation impose, mais le public arrive en masse. Son œil passe en revue les visages comme un véritable système de surveillance. Un peu plus loin sur le perron, une autre femme attend. Légèrement plus âgée mais avec énormément de classe. Est-ce que Loïc la trouverait plus jolie ? Va-t-il se tromper et aller voir la pièce avec elle ? Si l'autre fait seulement mine de faire un pas vers lui, Juliette la défoncera sans sommation. Elle lui fera bouffer son collier de grosses perles et sa robe hors de prix.
Avant qu'elle ait pu se recomposer le visage si avenant dont Céline avait expliqué l'importance, une silhouette se plante devant elle.
— Bonsoir !
Il est là. Le grand cerf est venu. Et il a mis ses bois du dimanche. C'est la première fois que Juliette voit son visage sans cambouis. Elle n'en apprécie que davantage ses yeux. Il porte un jean, des baskets — alors qu'elle va se ruiner les pieds dans ses escarpins —, une chemise blanche et une veste sombre. Rien d'extraordinaire, mais quelle allure ! Céline a raison : le bon costume, c'est celui qui vous laisse la place d'être vous-même, et en l'occurrence… La carrure, la mâchoire, ce regard à faire flamber une tarte… tout est là.
— Bonsoir, répond-elle d'une voix qui n'est ni enjouée, ni sensuelle, ni responsable.
Juliette tremble. Il a beau être deux marches plus bas, ils sont presque à la même hauteur. Elle voudrait que le temps s'arrête pour avoir le temps de réfléchir à toutes les informations qu'elle recueille. Avoir une chance de traiter les innombrables questions qui débordent son cerveau saturé. Elle a besoin d'un temps mort pour ne pas se tromper. Il lui sourit. Peut-être ne sait-il pas quelle attitude adopter lui non plus ? Il ne semble pas vouloir l'embrasser, et elle n'ose pas prendre l'initiative. Elle voudrait profiter du fait qu'ils sont parfaitement face à face pour regarder ses yeux, pour s'y plonger tout entière, mais ce n'est ni l'endroit ni le moment, avec tout ce monde autour. Juliette est en train de vivre l'un de ces instants où l'intensité de ce que l'on éprouve nous arrache à l'espace-temps pour nous placer dans une bulle où tout est plus fort, où rien d'autre ne compte que notre perception.
Un homme pressé bouscule Juliette, qui perd l'équilibre. Loïc la rattrape. Il la tient dans ses bras. C'est la première fois qu'il la serre ainsi. Un peu gêné, il la libère aussitôt. Elle n'avait jamais ressenti autant en si peu de temps. Il faudra qu'elle raconte tout ça à quelqu'un. Peut-être à leurs enfants.