Non loin du terminus de la ligne, le bus se range devant un arrêt perdu bien au-delà du centre-ville.
Aérienne, Juliette descend du véhicule, sous le regard du chauffeur visiblement charmé par cette jolie jeune femme sportive. Le brave homme ne soupçonne pas ce qui va se jouer pour sa passagère, car la course dans laquelle elle va se lancer ce matin n'a rien d'un banal entraînement. La distance sera modeste, mais les enjeux énormes. C'est d'ailleurs pour ne pas arriver exténuée et en sueur qu'elle s'est rapprochée en empruntant les transports en commun. Le conducteur n'a également aucune chance d'imaginer le temps qu'il lui a fallu pour élaborer cette tenue apparemment si simple…
C'est une matinée très importante pour Juliette, une sorte de premier rendez-vous, même si celui qu'elle s'apprête à retrouver ne se doute de rien.
Sur le trottoir, elle ajuste les sangles de son sac à dos et resserre sa queue-de-cheval. Elle vérifie l'heure, et la voilà qui s'élance en petite foulée. Signe qu'elle est concentrée, elle ne chantonne pas. Elle a passé la moitié de son week-end à se demander ce qu'elle allait porter pour cette occasion.
Tout a commencé vendredi soir, lorsqu'elle est rentrée après la réunion de réflexion sur les futurs spectacles du théâtre. Aucune décision claire n'a émergé, mais ça valait quand même le coup. Elle n'avait en effet jamais vu un adulte s'énerver contre un pantin. La seule fois où elle avait été témoin de quelque chose d'approchant, c'était quand sa petite cousine avait hurlé sur sa poupée parce que celle-ci refusait de lui répondre. Là c'était pareil, sauf que les deux protagonistes étaient plus grands. Norbert était resté calme et digne face à la rage de l'acteur. Eugénie a raison : c'est toujours le plus futé qui garde son sang-froid.
C'est en rentrant, toute réjouie par cet incident, que Juliette s'était plantée devant sa penderie. À ce stade, elle estimait encore que choisir ne lui prendrait pas longtemps. Parfois, on se fait des idées…
Elle avait hésité près d'une heure avant de se résoudre à sortir la totalité de ses vêtements pour les étaler d'abord dans sa chambre, puis dans tout son appartement. Sport ? Pas sport ? Robe du soir et escarpins pour aller au garage ? Résultat, il y en avait partout : sur son lit, sur la table, sur le canapé, les meubles, la télé, et même accrochés aux poignées de porte et de fenêtre. Une véritable installation d'art contemporain. Elle avait tenté de nombreuses combinaisons entre différents éléments, avec des résultats souvent improbables. Pour être au plus près de sa personnalité, la version sport avait fini par prendre le dessus. Sans les jantes alliage.
Ce n'était pas le haut qui avait posé le plus de problèmes. Après un débat intérieur courtois entre « sois classe » et « fais-lui voir que tu as ce qu'il faut là où il faut », elle avait opté pour une sobriété qui n'oubliait pas de souligner sa ligne de danseuse, et surtout sa poitrine. En général, les filles minces n'ont pratiquement pas de seins, ce qui n'est pas son cas. Dans la grande compétition qu'est la vie, Juliette a vite compris que c'est un réel atout. Elle imagine déjà les juges mâles enthousiastes, les yeux brillants, en train de brandir leurs petits panneaux de notation n'arborant que des « 10 »…
Par contre, pour le bas, la situation s'était rapidement compliquée. Son legging habituel était sans doute trop moulant. Entre « élégance en mouvement » et « t'as vu mon c… », le débat s'était vite envenimé. Ses shorts d'été faisaient trop pom-pom girl de campus américain et elle n'avait pas envie de passer pour une fille facile. Elle avait même envisagé un moment de porter le bermuda oublié par un ex, mais il risquait d'être à tort identifié comme le vêtement de son mec, et ce serait la catastrophe.
Alors, puisque la solution ne semblait pas se trouver chez elle, dès le lendemain, Juliette avait demandé conseil à Victor et à Franky. En s'adressant à des spécimens masculins, elle espérait légitimement obtenir des réponses pertinentes sur ce qui pourrait plaire à l'un de leurs congénères… Encore une fois, on se fait des idées. Bien qu'ayant été interrogés séparément et même à des heures différentes, les deux hommes avaient eu exactement la même réaction, qu'il est possible de synthétiser ainsi : « On s'en fout royalement ! Trouve-toi un truc à ta taille et fais bouger tes guiboles ! » Olivier, qui venait de s'échiner à soulever trois fois un madrier avant de le mettre en place, s'en était mêlé, pensant certainement aider, en commentant joliment : « Quand t'achètes du jambon, c'est pas le papier d'emballage que tu comptes dévorer… » Juliette en a froid dans le dos rien qu'à y repenser. Ils ne s'étaient même pas donné la peine de prendre sa question au sérieux. Voilà bien une réaction d'hommes… Eugénie dirait que c'est un bel exemple de tout le mal que l'on se donne pour eux et dont ils ne se rendent absolument pas compte.
Au final, en regardant sur Internet et en feuilletant les magazines de la salle d'attente du cabinet de radiologie, Juliette avait fini par se dire qu'un jogging un peu chic serait idéal. Pas trop ample, casual mais un peu sexy, tendance mais pas excentrique, avec une couleur qui ne fasse pas supermarché. Einstein a dû avoir moins de mal à trouver sa formule qui dit qu'on est bien là où on est, mais qu'on est à deux doigts d'être ailleurs. Contrairement à lui, Juliette, elle, n'aura pas de prix Nobel. La vie est injuste. En plus, Einstein était mal coiffé. Mais pour en revenir à sa tenue, une styliste qui prépare la une d'un magazine de mode doit avoir moins de contraintes. Essayez donc de taper dans un moteur de recherche : « sexy casual hype cool classe ». La réponse va vous conduire soit vers un site de vente de produits pour désinfecter les piscines, soit vers un élevage de furets livrables en kit…
L'étape suivante fut de dénicher ce pantalon idéal un dimanche. Juliette avait fait plus de soixante kilomètres en voiture pour découvrir ce précieux vêtement avec lequel elle n'allait galoper que quelques centaines de mètres. L'empreinte carbone pleure pendant que les particules fines et le trou dans la couche d'ozone font la fête en la félicitant chaleureusement.
Alors qu'elle court, Juliette prend conscience que les minutes qui s'annoncent risquent d'être surréalistes. De son point de vue, elle fonce à la rencontre d'un charmant jeune homme sur qui elle a complètement flashé. Pour le garçon, elle n'est qu'une cliente qui vient récupérer sa voiture avec deux heures d'avance. Elle espère bien qu'il n'aura pas fini pour pouvoir rester un peu avec lui et en profiter pour en apprendre davantage à son sujet.
Même si elle a l'habitude de courir, Juliette est essoufflée. Elle n'en est pas à son premier flirt, et pourtant elle est anxieuse. Elle a toujours séduit les garçons. Dynamique, joyeuse et surtout très mignonne, son plus gros problème consiste le plus souvent à choisir l'heureux élu ou à gérer les refus. En général, elle rencontre ses soupirants pendant une compétition, dans une salle de sport, ou même en boîte. Beaucoup cherchent à l'approcher après l'avoir vue danser. Toujours le même processus. Phase un : quelques saluts complices de l'homme, de plus en plus appuyés, jusqu'à ce que celui-ci se retrouve à courte distance « par hasard », en devenant par exemple son partenaire de danse ou son voisin de tapis de course. Phase deux : des discussions si anodines qu'une libellule pourrait les avoir avec un poteau électrique, et qui ne sont évidemment que des prétextes. Phase trois : un verre — officiellement qualifié d'« amical » dans une belle hypocrisie partagée dont personne n'est dupe — puis une ou deux sorties ciné ou resto, et c'est parti pour la phase quatre : quelques mois de passion avant que l'un ou l'autre ne passe à la suite. Une danse à quatre temps avant de tout envoyer valser.
Aujourd'hui, Juliette sait que la situation est différente. Elle éprouve une sensation indéfinissable et inédite. Dans l'embouteillage de ses préoccupations, au milieu de tous les véhicules utilitaires qui encombrent sa route, ce garçon serait un bolide rutilant qui remonterait pied au plancher sur la bande d'arrêt d'urgence en grillant tous les feux. Beau comme un camion. Pouët pouët !
Depuis qu'elle a croisé ce garagiste, Juliette ne parvient plus à se le sortir de la tête. Elle n'a jamais échafaudé pour personne le genre de plan tordu qu'elle fomente ce matin. Avant lui, tout était si simple… Depuis, elle fracasse elle-même sa voiture pour qu'il la répare. S'il avait été urgentiste, elle se serait tiré des balles dans les pieds pour qu'il la soigne. S'il avait été pompier, elle aurait mis le feu partout. S'il avait été secouriste, elle n'arrêterait pas de faire des malaises pour tomber dans ses bras. Elle passe tous les métiers en revue à la vitesse de l'éclair. Elle se serait faite sirène pour le poissonnier, redoublante éternelle pour l'enseignant. S'il avait été proctologue…
Juliette n'a plus envie de jouer. Finalement, pour s'épargner des situations embarrassantes, elle préfère qu'il soit mécanicien automobile. Seule ombre au tableau : ses sabotages lui ont déjà coûté pas mal d'argent. Au cumul, elle a englouti plus d'un mois de salaire dans son stratagème. Avec le même budget, la CIA arrive à renverser des gouvernements. Pour sa part, elle espère juste faire chavirer un homme.
Pourquoi lui ? En envisageant cette question, Juliette se trouve confrontée à l'insondable mystère de la vie. Elle touche à l'énigme absolue, au secret des secrets, à l'alchimie du monde, et, accessoirement, au pire problème qu'une demoiselle puisse se prendre sur la tronche. Parce que, soyons clairs : à la seconde où une femme se pose cette question, il est déjà trop tard. Elle n'y échappera plus, ni à la question, ni au mec. C'est mort, foutu, perdu. Plus rien d'autre ne comptera. L'abominable vérité est sans appel : les femmes sont faites pour mordre à ce redoutable hameçon. Pire, beaucoup d'entre elles passent leur temps à le chercher. L'instant d'avant, les pauvres créatures batifolent innocemment, ignorant même que cette interrogation puisse exister, et à la seconde où elles la découvrent, elles doivent aussitôt reconfigurer leur vie en acceptant de ne jamais trouver la réponse. Les ennuis commencent, c'est le début de la fin, car cette question n'est que la première. Après « pourquoi lui ? », c'est « pourquoi moi ? » qui déboule, et voici que s'annonce une délirante rafale de doutes. De « il est trop bien pour moi » à « qu'est-ce que je vais mettre ? » en passant par « s'il voit ça, je suis morte », tout va y passer. Un calvaire sans échappatoire possible. Un enfer pavé de douces intentions. Mais un enfer qui vous tient si chaud que lorsqu'on n'a pas la chance de le connaître, on vit le cœur gelé.
Pourquoi lui ? Elle ne l'a jamais vu qu'en bleu de travail, du cambouis plein les mains et décoiffé, même s'il est paradoxalement toujours parfaitement rasé. Pourquoi lui fait-il cet effet-là ? Son regard assez dur, adouci par de longs cils, lui fait perdre tous ses moyens. Elle pense tellement à ce garçon qu'il en éclipse tous les autres. La semaine dernière, un dieu grec est venu la saluer à la sortie d'un cours de danse. Il était parfait, bien habillé, gentil, élégamment baraqué. Elle ne s'en est même pas rendu compte sur le moment. Il a fallu qu'elle soit rentrée chez elle pour repenser à son sourire idéal et réaliser qu'elle s'était fait draguer.
Juliette s'engage à présent dans la rue du garage. Dernière ligne droite. Elle aperçoit les grands hangars, et bientôt l'enseigne. Elle court vers T.EN…ATIONS. Surtout ne pas penser à ce qui va se jouer. Elle doit à tout prix paraître naturelle. Sa queue-de-cheval balance au rythme de sa foulée longue et régulière, mais son corps court en automatique, car son esprit est ailleurs. Juliette est inquiète. Partout, elle cherche des signes susceptibles de la rassurer. Si la tourterelle posée sur le fil électrique ne s'envole pas à son passage, elle y verra un véritable encouragement et tout se passera bien. Si la voiture qui vient de la doubler tourne à gauche et libère la vue de tout obstacle, alors c'est un signe du destin qui lui ouvre l'horizon.
La tête de Juliette se remplit rapidement de ce genre de considérations, au point qu'elle ne se rend pas compte qu'elle approche plus vite que prévu.
La voiture a tourné à gauche, l'oiseau est resté sur son fil, et il y en a même un second qui est venu roucouler auprès de lui. Les deux volatiles se font des mamours ! C'est plus qu'un signe, c'est un message divin ! C'est gagné ! Juliette et son beau camion vont se marier la semaine prochaine ! Elle voit déjà le blason de leur famille : un vieux pneu avec un tutu. Et le faire-part : « Juliette Franquet et le garagiste ont l'honneur de vous annoncer leur mariage, en grande pompe… à essence. » Qu'est-ce qu'on offre à un garagiste pour son mariage ? Des boulons, du liquide de refroidissement pour la nuit de noces, un cric ? Est-ce qu'il la conduira devant le maire avec son bleu de travail qui lui va si bien ? Au moins, elle peut compter sur les klaxons dans le cortège.
Prise de court, Juliette réalise soudain qu'elle est arrivée. Contrairement aux fois précédentes, sa voiture n'est pas garée dehors. C'est une excellente nouvelle. Le début de son plan se déroule comme prévu. Elle est diaboliquement douée. Ça tombe bien, l'enfer s'ouvre à elle.