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À peine entrée dans la loge de Maximilien, Eugénie referme la porte derrière elle. Personne ne doit savoir qu'elle le rejoint.

— Merci Max d'avoir accepté ce rendez-vous, c'est adorable.

— Je t'en prie. J'ai trouvé ton message sur ma boîte vocale. J'avoue qu'il m'a intrigué. Qu'y a-t-il de si important ?

— Je voudrais que tu répondes à une question. Elle est très personnelle, intime même. Si elle te gêne, je comprendrai.

— Tu excites ma curiosité. Assieds-toi.

Eugénie s'installe.

— Il faut que tu me dises franchement. Je n'ai jamais fait cela, je ne sais pas si c'est inconvenant, irrespectueux ou je ne sais quoi. J'ai peur.

— Toi, peur ?

— Tellement de choses sont en jeu. Tu es le premier homme à qui j'ose demander cela. Alors voilà…

Au moment où Eugénie s'apprête à parler, Maximilien pose un index sur ses lèvres pour lui intimer le silence.

— Avant que tu ne te livres, tu dois savoir que je n'ai jamais rencontré une femme comme toi. Quoi que tu me dises, sache que j'éprouverai toujours pour toi le plus grand des respects et la plus sincère des affections.

— C'est gentil à toi… Je me lance. Pas évident. J'y vais. Voilà : au fond de toi, au-delà du personnage magnifique que tu t'es construit, j'ai besoin de savoir quel homme se cache vraiment. Pour y parvenir, je n'ai trouvé qu'une question à te poser. Je t'en supplie, si ce que tu vas me répondre n'est pas la vérité, je préfère que tu te taises. Dans la période que je traverse, avec les enjeux que j'affronte, je ne veux aucun mensonge, aucun faux-semblant.

— Je comprends, j'en suis là aussi. Demande-moi.

— Maximilien, qu'est-ce qui te rappelle que tu es vivant ?

Le comédien est surpris. Il ne s'attendait vraiment pas à cela.

— Je ne suis pas certain d'avoir bien saisi.

— Je vais tenter d'être plus claire. Parmi tout ce que tu as vécu ou entendu, quel est le souvenir ou l'histoire qui te rappelle que tu as la chance de vivre ?

Maximilien est décontenancé. En lui posant cette question, Eugénie l'a non seulement arraché au terrain de la séduction sur lequel il pensait s'aventurer, mais elle a en plus frappé à la porte dérobée d'une partie de sa personnalité à laquelle personne n'a jamais eu accès. Il souffle, sans savoir si c'est pour se libérer d'une oppression ou se donner le courage de répondre.

— Ce que je veux te demander, Max…

— J'ai compris. Il me faut juste quelques instants. Ta question trouve une résonance particulière. Elle me prend au dépourvu. Je n'ai jamais abordé ce sujet avec personne.

Un rire nerveux le secoue.

— Je ne suis pas surpris que cette percée dans mon intimité vienne de toi.

— Si tu te sens mal à l'aise…

— Aucunement. Il faut simplement que je me reconfigure. J'étais prêt à jouer un rôle, comme le plus souvent, et tu me demandes soudain de dévoiler le cœur d'une vie.

— C'est exactement ce que j'espère entrevoir.

— Ce n'est pas si évident. J'ai l'habitude d'interpréter les grands sentiments des autres, mais si je dois te livrer les miens…

— Prends le temps d'y réfléchir. Je ne suis pas à un jour près.

— Inutile d'attendre, c'est le bon moment. Ta question a transpercé ma carapace comme une charge aurait fait sauter la falaise derrière laquelle se cache la grotte.

« Il y a une réponse, une clé de voûte sur laquelle repose ce que je suis devenu. Il s'agit d'un cauchemar secret, une histoire familiale transmise depuis quatre générations par les hommes dont je descends. Je vis avec au quotidien. J'ai grandi avec, et il m'a certainement influencé dans chacune de mes décisions. Personne ne le sait. Mon grand-père me l'a raconté lorsque j'avais dix ans, et ce jour-là, ma vie a changé. Je n'ai plus jamais vu le monde de la même façon.

— Tu es sûr que…

— Certain. Puisque tu as ouvert cette porte, j'ai besoin que tu en franchisses le pas. Voilà l'affaire : à la fin du XIXe siècle, Louis, un arrière-grand-oncle paternel, travaillait sur un chantier naval de l'Atlantique. À cette époque-là, les principaux pays d'Europe rivalisaient d'audace pour construire des paquebots toujours plus grands et plus luxueux. Des milliers d'hommes s'épuisaient pour tenir les délais des armateurs afin de livrer ces incroyables constructions dans les temps. Louis était préposé au rivetage des plaques qui formaient la coque. Comme un puzzle géant, sur les structures métalliques, lui et son copain Edmond accrochaient inlassablement ce qui allait constituer le corps de ces futurs géants des mers. Ils étaient fiers d'œuvrer sur ces vaisseaux majestueux capables d'emporter les hommes les plus fortunés du monde d'un continent à l'autre. Ils contribuaient à un rêve.

« En ce temps-là, pour renforcer la solidité des navires, les ingénieurs les équipaient d'une double coque. Deux parois parallèles avec un vide séparatif, ce qui augmentait la flottabilité du bateau en cas d'avarie. Chaque jour, mon aïeul et son ami montaient de plus en plus haut pour donner sa forme au titan des océans. D'après ce que l'on m'a dit, ils n'étaient plus qu'à quelques rangées de tôles du pont supérieur quand c'est arrivé. Donc très haut. Le paquebot avait déjà sa silhouette et on le repérait de loin au-delà du port. Soumis à des cadences de travail infernales, dans un vacarme constant où se côtoyaient des dizaines de métiers, pressés par des contremaîtres avides de résultats, les hommes n'avaient que rarement le temps de se reposer.

« Un jour, épuisé, Edmond a basculé. Il est tombé entre les deux parois de tôle. Il a disparu dans cette faille étroite et aussi profonde qu'un sous-sol de huit étages. Louis l'a vu glisser dans l'ombre, il a entendu son cri s'éloignant dans cette nuit de fer. Il s'est précipité pour aller chercher du secours. On lui a répondu que son collègue n'était pas le premier, qu'il était déjà probablement mort et que, de toute façon, il était hors de question d'interrompre le chantier. Avec deux autres copains, il a récupéré une corde, il est descendu le plus loin possible pour essayer de sauver Edmond, mais les hauteurs étaient telles, l'obscurité si grande et le passage si étroit que, la mort dans l'âme, il a dû renoncer… Il a passé des heures à appeler son ami, s'époumonant dans l'entre-coque. Edmond n'est pas mort sur le coup. Ils ont même pu échanger quelques paroles. Ses derniers mots ont été pour sa fille. Il a demandé à Louis de l'embrasser et de veiller sur elle. Louis est resté toute la nuit et tout le jour suivant, jusqu'à ce qu'il n'obtienne plus de réponse et que le contremaître le renvoie chez lui, viré parce qu'il n'avait pas tenu son programme. D'autres ont pris leur place, et ils ont continué à riveter les tôles, jusqu'à achever le bateau. Lorsque le paquebot a été baptisé et mis à flot, toute la ville était en liesse et fière du travail accompli. Pour sa part, Louis pleurait. Pour lui, ce n'était pas un palace flottant, mais un tombeau.

Maximilien se tait, blême. Eugénie reste sans voix.

— Eugénie, je suis claustrophobe. Je déteste les croisières. J'évite les ports. J'aime les grands sentiments des tragédies, et je m'y réfugie parce qu'ils sont tout juste suffisants pour me faire oublier ceux que nous impose notre condition de mortels.

Il passe la main dans la poche intérieure de sa veste et sort de son portefeuille une reproduction de photo jaunie par le temps. Deux hommes vigoureux se tenant par les épaules, casquette sur la tête et moustache à la mode de l'époque.

— Je pense à Edmond et à Louis chaque jour, et même chaque nuit. Souvent, je me réveille en sursaut, m'imaginant coincé dans les ténèbres, incapable de bouger, ne respirant presque plus. D'autres fois je me vois à la place de mon arrière-grand-oncle, impuissant devant le drame. Louis a pris en charge la femme et la fille de son copain. Rien n'a été simple, mais ils s'en sont sortis, ensemble, dans le souvenir de celui qu'ils avaient perdu. Même si je n'ai pas entendu le cri d'Edmond et les appels désespérés de Louis, ils résonnent en moi. Souvent, j'imagine ce que ces deux amis ont ressenti durant cette dernière nuit. Malgré les années, je ne suis jamais parvenu à en faire le tour ou à le résumer. Que ressent-on au fond de ce piège, lorsque la lumière du jour n'est au mieux qu'une fine ligne inaccessible si loin au-dessus de sa tête ? À quoi pense-t-on lorsque l'on sait que la mort est le seul futur, même si quelques minutes avant, on plaisantait encore sur la fête à venir le samedi suivant ? Comment peut-on vivre alors qu'on est le survivant ? À travers eux, chaque jour, je découvre de nouveaux territoires du cœur humain, et ils me terrassent. Tu l'ignores, Eugénie, personne d'ailleurs ne le sait, mais chaque fois que je quitte le théâtre, je commence par regarder le ciel et je le remercie de ne pas être coincé entre deux tôles à attendre la mort.

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