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Le public est debout et applaudit à tout rompre. Rarement les murs du théâtre ont tremblé à ce point. De sa loge, Eugénie perçoit parfaitement la puissance des acclamations. Elle n'a jamais connu cela. Les membres de l'équipe sifflent et hurlent des vivats. Certains spectateurs s'y mettent aussi.

Sur la scène, Maximilien s'efface pour laisser à Céline le triomphe qui lui revient. Il porte encore sur la joue la marque de la monumentale claque qu'elle aussi lui a flanquée, pour des raisons dont il n'est cette fois pas coupable.

Céline se tient debout, les bras ballants, en nage, sous le choc. Elle ne salue pas, ne s'incline pas, n'a aucune expression sur le visage. Elle s'efforce juste de tenir debout alors que le public lui témoigne une reconnaissance inédite.

Lorsque les seconds rôles viennent saluer à leur tour, ils applaudissent d'abord leur partenaire d'un soir. Il est clair qu'elle ne s'est pas contentée de jouer le rôle ; elle l'a littéralement vécu, passant des larmes à la rage avec une puissance que tout le monde a sentie. Karim est tellement subjugué qu'il a quitté l'abri des pendrillons, les rideaux cachant les coulisses, afin d'entrer sur le plateau pour mieux saluer les comédiens.

Loïc et Juliette sont debout, Jean aussi, mais Marcelle est restée assise.

Céline esquisse enfin un sourire, et l'ovation repart de plus belle. Après de longues minutes, Maximilien fait signe à Olivier de refermer le rideau, et le public commence à ramasser ses affaires. Alors qu'elle n'a pas bougé un cil pendant toute la pièce et n'a manifesté aucune réaction, Natacha se lève et quitte la loge en toute hâte.

— Où cours-tu ? l'appelle Eugénie. Tu n'as même pas dit ce que tu en avais pensé !


Devant la loge habituellement dévolue à la vedette officielle, Olivier joue les gardes du corps, empêchant les membres de l'équipe et même quelques spectateurs de venir féliciter Céline pour sa performance. Les coulisses du théâtre n'ont pas dû connaître cette belle effervescence depuis les premières des spectacles de Violette Marchenod.

« Céline se repose, vous la verrez plus tard » ; « Je lui dirai que vous êtes passé, elle sera touchée… » Olivier prend son rôle très au sérieux. Lorsque Natacha se présente, il s'écarte pour la laisser entrer. Eugénie, qui redoute la réaction de l'actrice titulaire, est sur ses talons, bientôt rejointe par Juliette.

Toutes les trois pénètrent dans la loge en s'extrayant de la foule qui piétine bruyamment dans le couloir.

Céline est assise devant le miroir. Elle se tient la tête dans les mains.

— Qu'est-ce que vous m'avez fait faire ? gémit-elle, épuisée.

Lui confier le rôle était l'idée de Juliette, mais c'est Eugénie qui l'a convaincue. Les deux femmes s'approchent et l'enlacent. Nichée au creux de leurs bras, protégée, littéralement couvée, la couturière leur glisse :

— Merci les filles, merci du fond du cœur. C'était stupide, c'était risqué, mais qu'est-ce que ça m'a fait comme bien !

Les trois femmes se serrent encore un peu plus.

— Tu as été géniale, souffle Eugénie. Tu vas sûrement avoir plein de demandes en mariage, et chacun de tes prétendants saura ce qu'il risque !

— Tu m'as fait pleurer, ajoute Juliette, et Loïc a adoré. Il dit que c'est la plus belle pièce qu'il ait vue — en même temps, c'est la seule.

Les trois amies se redressent. Natacha est toujours là, qui attend son tour. Eugénie se tient prête à intervenir au moindre dérapage. L'actrice s'approche alors, et s'agenouille auprès de Céline en lui prenant les mains.

— Merci, merci du fond du cœur.

— Ben, tu parles ?

— Le stress m'a bloquée, tu m'as réveillée. Tu viens de me rappeler pourquoi j'ai voulu devenir comédienne. Je l'avais oublié. Chaque soir je fais un métier, alors que toi tu as tout donné. C'est pour offrir cela que l'on construit des théâtres. C'est pour ressentir cela que le public sort de chez lui et fait l'effort de venir nous voir. Tout le reste n'est que vacuité prétentieuse. C'est à cela que nous espérons qu'une pièce ressemble lorsque nous nous fardons.

— Merci Natacha, c'est super gentil.

— Ce n'est pas super gentil. C'est ta sublime vérité. Il va falloir que je me bouge pour approcher la fougue et la flamme dont tu as fait preuve ce soir, faute de quoi ceux qui viendront les soirs suivants seront déçus.

— Ils ne se sont jamais plaints.

— Parce qu'ils ne savaient pas que ce que tu as fait était possible. Parce qu'ils sont habitués à nos jeux techniques de professionnels. Mais une fois que tu as vu une représentation comme celle-là, tu sais ce que peut être le théâtre, même avec un texte aussi moyen, et tu refuses de te contenter du tout-venant. Merci, Céline, je n'oublierai jamais cette soirée. J'ai fait le conservatoire, j'ai eu de grands professeurs, j'ai joué plus de deux cents pièces sur des scènes de toutes sortes, mais c'est toi qui m'as donné la plus grande leçon de ma carrière.

Lorsque le théâtre redevint silencieux ce soir-là, quelque chose d'imperceptible y planait encore. Quand Victor et Eugénie firent leur ronde, les sièges de Marcelle et Jean, ceux de Juliette et Loïc ne semblaient pas tout à fait vides.

C'est cette même nuit que l'idée la plus folle que la gardienne ait jamais eue germa dans son esprit…

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