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Hasard des rendez-vous, cette session d'auditions rassemble beaucoup de numéros de cabaret, ce qui a le mérite d'installer une atmosphère plus festive qu'à l'accoutumée. De la musique, des voix et des refrains résonnent sous la voûte du théâtre.

Après quelques chanteuses aux styles variés, un couple de jongleurs, une chorale gospel et un humoriste pas vraiment drôle, c'est un imitateur débutant qui achève sa présentation. La bonne volonté et l'abattage sont là, mais le talent pas encore. Nicolas bâille discrètement et l'encourage en lui conseillant de travailler encore avant de revenir proposer ses services.

Dans chacun de ses commentaires, le metteur en scène s'évertue à faire preuve de bienveillance, parce qu'il sait que derrière chaque prestation, même les moins abouties, se cachent un rêve et une sensibilité qu'il ne veut pas abîmer. Tous les grands artistes ont entamé leur carrière en cherchant leur style, souvent éreintés par des individus chargés de les évaluer qui n'ont pas su détecter leur potentiel. Nicolas n'oublie jamais cela. En attendant de dénicher la perle qui lui permettra d'élargir sa programmation, il a rarement pris autant de notes et son cahier est quasiment plein.

Une troupe d'une douzaine de danseurs, composée autant de femmes que d'hommes, s'empare de la scène. Leurs tenues sont un peu rétro, très colorées, et surtout très soignées. Costumes à gilet pour les garçons et jupes courtes plissées pour les filles. Impeccablement alignés, ils saluent avec professionnalisme. Un grand brun élancé prend la parole :

— Bonjour ! Merci de nous recevoir. Nous allons vous présenter un medley de trois minutes de ce que nous aimons offrir au public. Nous serons ensuite à votre disposition si vous souhaitez voir un morceau en entier.

Les membres de l'équipe disséminés dans la salle les encouragent avec un enthousiasme de principe. Seule Juliette les applaudit franchement. La danse, c'est son domaine. Elle a aussi une autre raison d'être particulièrement en forme : Loïc est assis à côté d'elle. M27 et M28. En s'installant, elle s'est dit que le M pouvait signifier « Mon amour » ou « Main dans la main » et que le numéro correspondait à leurs âges. C'est bon signe. Pour la première fois, Loïc a accepté d'assister à ce moment particulier de la vie d'une salle de spectacle. Le fait de découvrir de vrais numéros exécutés devant un parterre presque vide le perturbe. Il n'y a qu'à la télévision qu'il a vu ce genre de shows, mais à chaque fois, ils se déroulaient devant un public nombreux et réactif. Ici, le décalage entre l'énergie de la représentation qui cherche à convaincre et ce public si restreint qu'il en devient inexistant provoque un malaise. De l'eau coulant dans le désert. Une fête sans fêtards. Un orchestre jouant dans une salle de concert privée de spectateurs. Tous les accords sont là, la même musique, l'ampleur et la puissance des instruments, mais il manque ceux pour qui ce talent est supposé se déployer. L'œuvre ne peut prendre seule sa pleine dimension lorsque ceux pour qui elle naît sont absents. C'est alors une déclaration d'amour qui n'est pas entendue. Un coucher de soleil sans personne devant. Loïc en ressent presque de la gêne, et de la tristesse.

Chaque fois qu'un numéro s'achève, le garagiste se fait discret et se contente d'écouter les réactions des pros entre eux. Il est souvent d'accord avec Victor. Il trouve les arguments de Chantal bizarres. Il ne comprend pas pourquoi Taylor adore tout alors que Daniel n'aime rien. Juliette le fascine. Loïc se demande aussi ce qu'il fait là. L'univers du théâtre lui est complètement étranger. Tous ces gens sont à l'aise avec les sentiments. Ils parlent d'« émotion », de « ressenti », de « charisme ». Lui n'a jamais utilisé ces mots-là. Ceux qui l'entourent dans ce lieu impressionnant savent bouger, s'exprimer. Ils disent des choses que lui n'ose même pas penser. Ils semblent si bien dans leur peau, si libres. Ils jonglent avec des notions dont le mécanicien n'a vraiment pas l'habitude. Cela ne signifie pas qu'il n'éprouve rien, mais il n'a simplement pas les outils — ou suffisamment confiance en lui — pour afficher une opinion.

Mais il n'est pas venu pour assister à des essais, il est là pour accompagner celle avec qui il doit ensuite dîner. Leur premier repas. Un tête-à-tête. Juliette ne semble pas inquiète. Lui est mort de trouille.

Voilà une semaine que lorsque Juliette et lui se retrouvent, ils s'embrassent. Sur la joue. Il admire son aisance, sa capacité à s'enthousiasmer et à faire attention aux autres. Sa beauté également. Ce n'est pas tant sa plastique qui le séduit que ce mélange pétillant de grâce et de vivacité. Il apprécie aussi les comportements inattendus dont elle peut faire preuve. Elle ne copie personne. Elle ne ressemble ni à ces gravures de mode dont elle a pourtant l'élégance, ni à ces filles se donnant de grands airs. Juliette reste naturelle en toutes circonstances. Que ce soit dans le chaos mécanique de l'atelier ou sous les ors du théâtre, elle est unique.

À son contact, Loïc a l'impression de s'ouvrir, de découvrir de nouvelles dimensions dont il ignorait jusqu'alors l'existence. Les boulons, les démarreurs, les chromes et les bielles ne l'ont jamais impressionné. Tout ce qu'il entrevoit à travers Juliette, si. Il n'ose pas la dévisager mais dès qu'il en a l'occasion, il en profite. Il sent bien que de son côté, elle le détaille souvent. Il fait alors semblant de ne pas s'en rendre compte. Avec les rares demoiselles qu'il a pu fréquenter auparavant, cela ne se passait pas ainsi. Il les trouvait mignonnes et les laissait approcher. À bien y réfléchir, il n'a jamais fait le premier pas. Ils ne partageaient pas grand-chose, hormis l'envie de passer du bon temps. Il y en a même une dont il n'avait jamais compris le métier, qu'elle avait pourtant essayé de lui expliquer. Un poste à rallonge dans l'administration, en rapport avec la gestion de quelque chose. Juliette est si loin de tout cela. À part. Au-dessus.

Parce qu'il ne peut se référer qu'à ce qu'il connaît bien, Loïc se demande quel type de voiture pourrait le mieux lui correspondre. Le genre de modèle que l'on voit passer en se disant qu'on a eu de la chance de l'apercevoir parce qu'il ne s'arrête jamais pour des gars comme vous. Une bombe, toujours le moteur allumé. Elle frémit en permanence, prête à tailler la route. Elle ne manque ni de chevaux ni de reprise, et la carrosserie est plus que jolie. Il aimerait bien aller plus loin avec elle, mais il devine déjà que cela ne pourra pas se faire de la même façon qu'avec les autres. Il a peur de ne pas savoir s'y prendre, et surtout, de ne pas être à la hauteur.

Le numéro commence aux premières mesures d'un tango dont le tempo semble commander les corps. La troupe de danseurs fonctionne à l'unisson. Loïc ne connaît rien à ce genre de performance, mais il aime bien. Il voit les couples s'attirer, se former, évoluer sur la scène comme s'ils n'étaient qu'une seule et même entité. Il se dégage de l'ensemble une fluidité et un esprit de liberté partagée. Une fois, déjà, il a éprouvé un sentiment approchant, devant un envol de palombes sur un ciel d'aube rougeoyante. Ici, c'est encore plus fort. Les femmes sont belles et les hommes ont de l'allure. Juliette doit y lire encore plus de choses que lui, parce qu'elle est littéralement subjuguée. Un sourire de bonheur se dessine sur son visage à mesure que les danseurs révèlent leur talent. Elle est heureuse de les regarder. Ses pieds battent la mesure au rythme des extraits qui s'enchaînent, du charleston au disco. Loïc se dit que jamais il ne sera capable de provoquer en elle ce mélange d'admiration et de bonheur. Il n'est pas jaloux, il est abattu. Juliette n'est plus avec lui. Elle est tout entière absorbée par la spectaculaire chorégraphie qui fait vibrer la salle. Lui ne s'intéresse plus à la scène. Il en profite pour contempler son profil. Ses longs cils, ses adorables fossettes, sa peau veloutée, les reflets dans ses cheveux, ses lèvres. Il n'a jamais autant regardé une fille, et il aime ça. Ce n'est pas habituel chez lui, mais avec Juliette, il a l'impression qu'il pourrait y passer des heures.

Les trois minutes filent vite, et Juliette n'est pas la seule à ovationner la troupe. Tout le monde est debout. Elle siffle dans ses doigts. Ils ont donné la pêche à l'équipe. Ils méritent amplement d'être sur scène. Même Nicolas s'est levé. Loïc ne sait pas comment réagir. Il a trouvé le numéro très bien, mais pas au point d'oser le manifester à ce point. Peut-être ne comprend-il pas ? Peut-être n'est-il pas assez éduqué pour saisir cet univers ?

Juliette interpelle Nicolas :

— Tu veux bien qu'on leur demande un morceau complet ?

Tout le monde acquiesce en même temps que le metteur en scène. La chorégraphe s'adresse alors à la troupe :

— Vous êtes fabuleux. Vous donnez envie de bouger ! C'est fluide, parfaitement réglé, vous aimez ça et vous parvenez à communiquer votre plaisir. Vous êtes une vraie bouffée d'air frais ! Franchement, j'aurais adoré danser dans une compagnie comme la vôtre.

À peine essoufflés, les artistes remercient.

— Vous dansez ? demande celui qui avait présenté la troupe.

— Oui, c'est ma passion.

— Alors venez avec nous sur scène !

Juliette est plus que tentée.

— Mais je ne suis même pas échauffée !

— Allez, lâchez-vous !

Les membres de la troupe l'encouragent. Du regard, elle demande la permission à Nicolas, qui lui fait signe d'y aller. Dans l'élan, elle se tourne vers Loïc et l'embrasse — sur la joue — avant de partir en courant rejoindre le plateau.

Le mécanicien se rassoit, seul. Le temps de caler la musique, et le morceau démarre. Les cuivres de ce swing d'après-guerre décollent dans un rythme endiablé. Alors que la troupe s'élance, l'un des danseurs invite Juliette à prendre place entre eux. Au milieu des couples accomplissant toutes sortes de figures, elle trouve immédiatement sa place. Elle virevolte face à un premier partenaire, puis vers un autre. Elle tournoie de bras en bras, répondant parfaitement à la musique et aux figures du genre. Le regard de Loïc s'assombrit. Juliette évolue au milieu d'un tourbillon d'énergie et se laisse emporter. Elle n'a que rarement eu l'occasion de danser dans de telles conditions. Portée par l'orchestration, elle se sent bien parmi ceux qui partagent sa passion et dont le langage du corps est universel. Elle passe d'homme en homme, souple, aérienne, sensuelle. Elle voudrait que le morceau ne s'arrête jamais, et en apprécie chaque mesure. Le tempo accélère encore, et le spectacle est total. Ces hommes et ces femmes ne sont pas en train de passer une audition, ils font simplement ce qu'ils aiment. Le finale est superbe et s'achève en un véritable feu d'artifice. Tout le monde est sous le charme de ce moment unique, les applaudissements crépitent. Juliette salue ses partenaires éphémères et les remercie. Pas évident de redescendre après une telle densité d'émotions.

Son premier regard vers la salle est pour Loïc, mais elle ne le voit pas. Il n'est plus à sa place. Elle s'inquiète. Aurait-il manqué son numéro ? Victor, tout proche, semble désemparé. Alors que tout le monde est encore dans la bonne humeur du morceau, il esquisse un geste d'impuissance, comme si quelque chose de grave s'était produit et qu'il regrettait de ne pas avoir été capable de l'empêcher.

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