Sur scène, six jeunes femmes asiatiques dansent en faisant virevolter d'immenses drapeaux qui tracent de spectaculaires figures colorées dans l'espace. La musique est classique, mais leur chorégraphie ne l'est pas. Parfaitement synchronisées, avec une grâce qui défie l'apesanteur, elles enchaînent les figures dans une précision qui n'a plus rien d'humain.
Installé au milieu du parterre, Nicolas, le metteur en scène, prend des notes à la lueur de sa lampe. Comme toujours au printemps, le théâtre auditionne les artistes susceptibles d'enrichir sa programmation de la saison suivante. La tradition veut que ceux de l'équipe qui le souhaitent s'installent aussi en tant que spectateurs et donnent ensuite leur avis. C'est un moment particulier, convivial, où chacun devient un peu membre d'un jury qui cherche la perle rare capable d'attirer les foules.
Le numéro finit par prendre fin et les jeunes femmes saluent.
— Superbe ! s'enthousiasme Nicolas en applaudissant. Quel spectacle ! Je regrette que notre scène ne soit pas complètement adaptée à votre art, mais je vais vous recommander à d'autres établissements. Bravo !
Il les remercie chaleureusement et appelle le numéro suivant. Laura profite du temps de mise en place pour se glisser auprès de ceux qui sont déjà installés. Chantal, Marco et Annie sont là. Arnaud est aussi présent aux côtés de Norbert, cette fois costumé en mousquetaire.
— Pardonnez-moi, murmure Laura, la prof de droit nous a retenus plus longtemps que prévu.
— Tout va bien, souffle Victor. Tu n'as rien manqué. Quelques numéros superbes, mais aucun n'est adapté à notre configuration.
Laura s'assoit près de lui, en K16. Olivier, assis juste devant en J15, se retourne et commente :
— Les filles dansaient magnifiquement, mais notre scène les limite. Dommage, parce que c'était du beau boulot.
Une jeune fille monte sur le plateau. Elle est habillée d'une robe étrange composée de formes géométriques aux couleurs criardes et porte une paire d'ailes bricolées illuminées par des diodes de guirlande de Noël.
— La vache, souffle Olivier, je l'avais pas reconnue.
Il retient un rire. Les autres semblent eux aussi s'amuser à l'avance. Victor explique :
— Elle revient chaque année. Tu dois nous juger peu charitables de nous moquer avant d'avoir vu ce qu'elle propose, mais c'est une petite peste qui s'appuie sur le fait que son père est adjoint au maire pour essayer de nous imposer sa présence…
Nicolas l'accueille sans broncher, de façon tout à fait professionnelle.
— Bonjour, nous avons hâte de voir ce que vous nous proposez cette année. Le plateau est à vous !
Déjà concentrée, le visage crispé comme celui d'une victime de crash aérien, la candidate ne répond pas. Une musique déstructurée résonne tout à coup dans la salle. Dans son fauteuil, Olivier rentre la tête dans les épaules, redoutant le pire.
— Ivresse ! s'écrie l'artiste en étirant ses bras comme si elle était écartelée.
D'une voix rauque, elle scande :
— Fille rousse ! Chat noir ! Enfant bleu ! Oiseau de feu !
Elle hurle. Personne n'envie Nicolas, qui doit demeurer stoïque alors que, dans le fond, telle une bande de cancres, les heureux spectateurs commencent à se gondoler.
— Elle ne nous l'avait pas encore faite celle-là…, murmure Victor, que la performance amuse beaucoup.
Laura ne laisse rien paraître de ce qu'elle pense. Les notes de musique dissonantes se succèdent alors que la demoiselle multicolore se contorsionne sur scène, alternant des poses christiques ou martiales.
— Hiver ! Hiver, ta neige n'est pas la bienvenue ! Insatiable victuaille qui court le long du temps !
Olivier est maintenant secoué de spasmes qu'il tente de réprimer. Laura est agitée par les soubresauts nerveux que Victor imprime à son rang de fauteuils… Coup de gong. La fille se laisse tomber au sol, repliée en position fœtale. Tout le monde espère que c'est la fin. Nicolas cherche déjà ce qu'il va pouvoir lui dire pour la virer sans la vexer, mais la voilà qui se relève sur un accord glissant de violon que l'on malmène.
— Je suis une émanation des nations ! Mitaines, cagoules, petits chaussons, protégez mes ressortissants !
Elle s'immobilise, comme pétrifiée.
Un applaudissement vigoureux éclate dans la salle. Installé au siège N5, Taylor, l'un des habilleurs, s'est levé pour une standing ovation à lui tout seul. Son visage rayonne d'admiration.
— Ça ne va pas nous aider à lui dire non, commente Victor.