— Inspecteur De Freitas, que faites-vous là ?
— Si je vous dis que je suis intéressé par un bilan comparatif pour mes assurances auto et habitation…
— Alors revenez demain. Comme vous le voyez, je ferme l'agence. Nos locaux sont ouverts de 9 heures à 12 heures et de…
— Je ne suis pas là pour ça. Marchons un peu, voulez-vous ?
— Ai-je le choix ?
— On a toujours le choix. Le tout est d'assumer ensuite.
— Vous collectionnez donc les proverbes nunuches que l'on trouve sur les gaufrettes amusantes ?
— Mes parents en servaient à chaque Noël.
— Moi, c'étaient mes grands-parents.
— N'essayez pas de me la faire, je connais votre âge. J'ai deux ans de moins que vous.
— Très élégant. Mais je vous pardonne. Après tout, alors que je gambadais déjà avec ce charme qui me caractérise, vous rampiez encore sur le sol dans vos couches comme un gros ver.
Céline range les clefs dans son sac et se met en marche. Le policier lui emboîte le pas. Avec la fin de l'année scolaire, les rues sont moins animées en fin de journée. Les rayons du soleil sont encore chauds et se reflètent sur les façades vitrées des immeubles modernes.
— Vous ne semblez pas surprise de me revoir ?
— Vous m'aviez prévenue que vous ne lâcheriez pas.
Ils échangent un bref regard.
— J'ai l'impression que vous n'avez plus peur de moi, remarque le policier.
— Comme quoi, on s'habitue à tout. Vous appréciez que les gens aient peur de vous ?
— Tout dépend qui.
— Ne le prenez pas mal, mais essayons d'être brefs. J'ai rendez-vous au théâtre. Nous sommes en pleines répétitions.
— Soit. Pouvez-vous m'expliquer d'où provient la somme très conséquente que vous avez déposée sur votre compte au début de ce mois ?
— Une prime.
— Faux. Son montant est totalement disproportionné, et si c'en était une, elle n'aurait de toute façon jamais été versée en liquide. Or c'est en grosses coupures que vous avez effectué le dépôt. Si vous voulez arriver à l'heure pour votre répétition, je vous conseille de ne pas me prendre pour un amateur.
— C'est un prêt.
— De qui ?
— Des amis qui me dépannent.
— Il va me falloir un nom. Ne me racontez pas qu'il s'agit de M. et Mme Camara, car je serais obligé de les convoquer pour établir la provenance des fonds. Quant à votre amie, Juliette Franquet, ou votre maman, aucune des deux n'a les moyens nécessaires.
Céline est scandalisée.
— Vous avez enquêté sur mes proches ? C'est du harcèlement !
— J'ai aussi épluché vos relevés téléphoniques, vos comptes, vos derniers déplacements, les leurs… La totale.
— Vous faites un très beau métier.
— Je trouve aussi.
Alors qu'ils atteignent le coin de la rue, l'inspecteur désigne les deux directions possibles.
— Par là, il y a un square. De l'autre côté, on est à quelques minutes de mon bureau. Que préférez-vous ?
— Le square. S'il vous plaît.
Ils traversent.
— Donc pour en revenir à cette somme, puisque, malgré d'indiscutables talents de comédienne, vous avez loupé vos deux premières prises, je vous en autorise une nouvelle. Qu'allez-vous me jouer cette fois ?
Céline réfléchit vite. L'inspecteur ironise :
— Si vous me racontez que c'est la cagnotte de la petite souris de votre fils, je la fais arrêter pour blanchiment.
Céline lui fait face.
— Que cherchez-vous au juste, inspecteur ?
— Même pas la vérité. Vous et moi avons passé l'âge de nous mentir sur le fait qu'elle triomphe souvent.
— Vous n'êtes donc pas si jeune que cela.
— Je veux simplement faire mon travail. C'est plus fort que moi. Tant que je ne comprends pas, je gratte. Je vous supplie de m'aider à retrouver la paix de l'esprit.
— Vous vous amusez avec moi.
— Il est vrai que j'aime vous voir déployer ces merveilles d'ingéniosité tout en devinant votre véritable nature.
— Sadique ?
— Professionnel. Vous êtes paradoxale, mademoiselle Haas. Lorsque vous n'aviez rien à vous reprocher, vous me redoutiez, alors qu'aujourd'hui, vous avez toutes les raisons de vous méfier et vous semblez à l'aise. Une femme étonnante.
— J'admets que je ne vous ai pas tout dit, mais vous savez exactement pourquoi je me bats. Je n'ai jamais rien fait pour m'enrichir sur le dos des autres. Si Martial m'avait versé ma pension, je ne me retrouverais pas coincée dans ces histoires impossibles. On ne se serait d'ailleurs jamais rencontrés.
— Quel dommage… Je suis à deux doigts de le remercier de vous avoir poussée à bout.
— L'argent sur mon compte, c'est celui qu'il me devait.
— Plus du double de ce qu'il vous devait. Il est venu porter plainte.
Céline blêmit. Si l'église n'était pas aussi loin, elle courrait y demander asile. Mais on ne s'enfuit pas en allant attendre à l'arrêt de bus pour traverser la moitié de la ville.
— Je ne vais donc pas m'en sortir, constate-t-elle piteusement.
— C'est vous qui l'avez dit : vous êtes coincée. J'avoue que je n'avais jamais entendu un témoignage aussi accablant… et aussi drôle. Dans votre malheur, vous avez au moins une raison d'être heureuse. Le moins que l'on puisse dire, c'est que vous avez de vrais amis. Il faut vous aimer pour vous suivre dans des plans aussi tordus.
— Ne vous en prenez pas à eux. Ils n'y sont pour rien.
— Alors jouons cartes sur table. Voulez-vous que je résume ce que m'a confié M. Lamiot ?
— Faites-moi mal.
— Il nous a expliqué qu'une vache — potentiellement transsexuelle — et un cheval ont débarqué sur votre ordre à son domicile et que ce sont eux qui l'ont assommé. Pendant qu'il était à l'hôpital, la vache est revenue avec une seringue et un fou pour lui extorquer une fortune… Il a eu tellement peur qu'il s'est pissé dessus.
— Vous y croyez ?
— Mon métier m'apprend chaque jour que les histoires les plus improbables sont souvent les seules authentiques. D'autre part, les dates et les montants correspondent.
— Quand nous nous sommes rendus à son appartement, même si j'en crevais d'envie, personne ne l'a frappé. Il s'est assommé tout seul.
— Faut-il faire citer le pot de cire à parquet comme témoin ?
— Ma vie s'écroule et vous plaisantez.
— C'est justement quand tout s'écroule qu'il faut plaisanter. Ça, c'était dans un biscuit chinois.
— Qu'allez-vous me faire ?
— Là tout de suite, j'ai envie de vous inviter à dîner. Cela me permettrait de vous raconter comment j'ai refusé sa plainte et comment j'ai transmis son dossier aux collègues des services fiscaux, qui ne tarderont pas à le faire suivre à la justice, laquelle, logiquement, me le renverra pour arrestation. Si ça vous intéresse, je pourrai vous tenir au courant des suites de l'affaire. Bien sûr, pour cela, il faudrait se revoir…
Céline titube.
— Vous me draguez ?
— Vous préférez que je vous fasse inculper ?
— J'ignore tout de vous.
— Interrogez-moi. Contrairement à vous, je ne vous cacherai rien. Voulez-vous mes relevés téléphoniques et bancaires ?