Juliette fixe intensément le feu rouge, espérant le faire passer au vert par la seule force de ses ondes psychiques. Elle a besoin de ce super pouvoir. C'est quasiment une question de vie ou de mort.
Dans quel état faut-il être pour essayer d'envoûter un feu de signalisation et considérer que son existence dépend d'une ampoule colorée ?
La jeune femme redoute d'arriver après la fermeture du garage. Elle vérifie sa montre : 18 h 45. Elle devrait pouvoir être prête à temps. C'est vert. L'enthousiasme sauvage succède à la déprime la plus totale, et c'est comme ça à chaque carrefour depuis qu'elle a tourné la clef de contact. Triste condition humaine.
Comme chaque soir en quittant le cabinet de radiologie, elle fait un grand crochet pour passer devant l'atelier de Loïc. Elle n'ose pas s'arrêter ; tout au plus réduit-elle sa vitesse pour mieux observer et prolonger le moment de quelques secondes supplémentaires. C'est sa façon à elle de s'en approcher, le moyen dérisoire qu'elle a trouvé pour avoir un quotidien avec lui, même s'il ne le sait pas. Toute à son attente, elle compte les heures, puis les minutes. Sa journée entière n'est qu'un compte à rebours. Une fois l'heure venue, elle devient une météorite, une étoile filante qui décolle pour aller frôler son astre solaire. Même si cela ne dure qu'un instant, elle s'en fait tout un événement. Elle regarde le garage de toutes ses forces, jusqu'à graver chaque détail dans sa mémoire. Elle tire ensuite tout ce qu'elle peut de ces visions volées qui la nourrissent. À partir du peu d'indices qu'elle glane, elle tente d'imaginer ce qu'a pu être la journée de celui qui occupe toutes ses pensées. Une voiture inconnue garée devant l'atelier ? Si la carrosserie est intacte, il doit s'agir d'un problème de moteur. Loïc est très compétent pour cela, elle en est certaine. Jusqu'à présent, lors de ses visites incognito, Juliette n'a surpris qu'un gros 4 × 4 et un utilitaire. Tant mieux. Le fait que ce ne soit pas des véhicules de jeunes filles l'arrange bien. Sa hantise serait d'apercevoir une petite voiture de sport rouge rutilante ou pire, rose à paillettes. Elle serait capable d'aller y mettre le feu.
Depuis qu'elle a pris l'habitude de passer, elle n'a trouvé les portes closes qu'une seule fois. Un drame. Où pouvait être Loïc ? Que faisait-il ? Plus grave encore : avec qui ? Perdue dans des hypothèses qu'elle avait beau savoir ridicules mais auxquelles elle ne parvenait pas à échapper, Juliette avait passé une soirée si terrible que depuis, elle prend garde d'être à l'heure. Tant de choses ont changé en quelques semaines… Elle qui se considérait comme libre, sans attaches ! La virevoltante petite abeille qui butinait au gré des rencontres se retrouve aujourd'hui prisonnière d'un sentiment qui la dépasse et la rend plus vivante que jamais. Tout ce qu'elle a connu auparavant lui paraît désormais bien futile et ne compte plus. Il ne s'agissait que d'enfantillages sans réelle signification — qui ne plairaient d'ailleurs certainement pas à Loïc s'il en entendait parler un jour. Tellement d'étreintes pour si peu d'amour… Ce qu'elle découvre aujourd'hui lui prouve que le geste n'est rien sans le sentiment. Comment vit-on une fois que l'on a cette certitude ?
Elle actionne son clignotant, remonte la rue en cherchant déjà l'enseigne qui lui sert de point de repère dans le décor industriel. Les lettres rouges apparaissent, colorées dans la grisaille. Son cœur accélère alors qu'elle ralentit l'allure. Comme chaque soir, elle imagine qu'elle se gare, descend, entre et l'embrasse avec passion, comme si c'était naturel. Son rêve ne va jamais plus loin. Trop superstitieuse. Si elle pouvait simplement se permettre cette entrée en matière, sa vie serait bien plus belle et beaucoup plus simple. Pourquoi cette rue si triste est-elle devenue une oasis de bonheur ? Par quel miracle ces hangars ternes sont-ils désormais à ses yeux plus lumineux que toutes les boîtes de nuit dans lesquelles elle a pu faire la fête ? Pourquoi s'est-elle attachée à ces trottoirs défoncés, à ces lampadaires rouillés et tordus ? C'est idiot, mais elle leur trouve du charme. Ils sont devenus les témoins et les complices bienveillants de ce qu'elle éprouve ici. Car Juliette est catégorique : ce qu'elle ressent est si démesuré que toute matière vive ou inerte située dans les environs ne peut qu'en percevoir le rayonnement.
En approchant du garage, elle rentre la tête dans les épaules et se tasse sur son siège pour se faire la plus discrète possible. Ce serait vraiment pas de chance s'il sortait pile au moment où elle passe. À moins que ce soit, au contraire, un cadeau du destin ? Il la reconnaîtrait, il comprendrait, et elle n'aurait plus jamais à rôder devant chez lui comme une espionne. Du coup, Juliette prie pour qu'il surgisse sur le pas de la porte. La seconde d'après, elle supplie le ciel qu'il ne sorte pas afin qu'elle puisse imaginer à sa guise ce qu'il est en train de faire. Fragile comme elle est, elle préfère se satisfaire d'une illusion que de subir un échec. Elle n'aurait pas la force d'apprendre qu'elle et lui n'ont aucun avenir.
Ce soir, malgré ce qu'elle s'était promis, elle ne se sent pas prête à s'arrêter pour aller lui demander de l'aide pour Victor. Mais demain, elle osera. Vingt-quatre heures de plus lui laisseront le délai nécessaire pour trouver le courage, comme on réunit une rançon.
Rien ne l'a jamais mise dans cet état-là, pas même la pression de ses championnats de gymnastique lorsqu'elle était adolescente. Parler à Loïc représente bien plus d'enjeu. Ce sera la première fois qu'elle vient le voir sans prétexte inventé de toutes pièces. Elle n'ira pas à lui parce qu'il est garagiste, mais parce qu'elle a besoin de son aide en tant qu'homme. Ce n'est plus un travail contre facture qu'elle demande, c'est un service.
Le garage est en vue. Les portes sont ouvertes, et aucune nouvelle voiture n'est stationnée devant. L'entrée de l'atelier est un gouffre sombre dans lequel elle ne distingue rien. Comme les puits magiques des contes, elle peut y projeter ses espoirs ou en voir surgir ses craintes. La pénombre est un écrin dans lequel son imagination dépose ce qu'elle sécrète. Juliette y entrevoit plus de peurs que de raisons d'espérer.
Le jour de la brûlure, il s'est réellement passé quelque chose entre eux. Est-ce assez pour devenir davantage qu'un feu de paille ? Juliette ne connaît aucun conte de fées qui commence avec un poste de soudure.