Le couloir de l'hôpital est d'une improbable couleur pistache. À croire que tous les pots de peinture dont personne ne veut finissent dans les établissements publics… La dame de service qui débarrasse les plateaux-repas passe près des trois amies et disparaît avec son chariot à l'angle du couloir. Elles reprennent leur conversation à voix basse.
— Vous ne voulez vraiment pas lui rendre visite avec moi ? demande Juliette. On pourrait se connaître…
— Trop risqué, fait remarquer Eugénie. Il ne doit se douter de rien.
— Même amnésique, approuve Céline, ça reste un sacré filou. S'il nous voit ensemble, il serait capable de se figurer un complot. Pour une fois, il n'aurait pas tort…
— Et si la mémoire lui revient ?
— Aucune raison de paniquer. Tu t'en tiens au scénario. De toute façon, avec le micro et l'oreillette, nous pourrons entendre votre conversation et te guider.
Juliette est rassurée.
— Je n'ai donc plus qu'à entrer en scène et lui servir mon petit numéro.
Céline la prend dans ses bras.
— Merci, petite sœur, on croise les doigts, tu portes nos espoirs.
Eugénie plaisante :
— Si j'étais votre agent, je prendrais 10 % de toutes les sommes que vous arriverez à récupérer.
Juliette feint la grogne :
— Ma carrière n'a même pas commencé que je suis déjà une comédienne exploitée.
Elle mastique le chewing-gum qui fait partie intégrante de son personnage, ajuste sa jupe très courte puis se dirige vers la chambre de Martial.
L'homme est réveillé et fait défiler les chaînes de télé. À la seconde où entre la très belle jeune femme, il se désintéresse de l'écran pour détailler sa visiteuse de la tête aux pieds.
— Hello ! Laissez-moi deviner : nous ne nous sommes jamais rencontrés. J'en suis certain, parce que même blessé, je n'aurais pas pu oublier pareille beauté.
Il la dévore littéralement des yeux. La mémoire est foutue, mais pas les hormones. Vilaine bête. Juliette prend une pose déhanchée très sexy.
— Tu ne m'as jamais vue ? Tu rigoles ! C'est toi qui m'as donné mon premier biberon !
Martial ouvre de grands yeux incrédules. Juliette contourne le lit et vient l'embrasser comme si elle le connaissait depuis toujours. Un bisou parfaitement dosé entre habitude et proximité, un de ceux que l'on réserve aux membres de sa famille.
— Mais qui êtes-vous ?
— Sans blague, tu ne me reconnais vraiment pas ?
— Pardon, mais non.
Elle touche son visage sans gêne, suivant du bout des doigts le contour des cicatrices.
— C'est vrai que tu as pris un sacré coup sur la caboche. Je suis ta petite sœur, Tiffany.
— Ma sœur ? Mais vous êtes si jeune !
Elle éclate de rire.
— T'as vraiment des cases vides ! Maman m'a eue après son remariage, mais tu es bien mon grand frère, et je suis venue aussi vite que possible quand j'ai appris pour ton accident.
Juliette s'assoit sur le lit, en prenant soin de laisser ses longues jambes bien en vue. Martial demande :
— Tu sais ce qui m'est arrivé ?
— Tu ne te souviens vraiment de rien ?
— Pas le moindre détail.
— D'après ce que j'ai compris, tu as reçu un pan de mur qui s'est effondré sur la tête. Un truc dans le genre. Crac boum.
— Sérieux ?
— Je n'en sais pas plus, mais les docteurs disent que tu vas vite retrouver la mémoire. Tu ne la sens pas revenir ?
— Pas du tout. Je ne t'ai même pas reconnue, tu te rends compte ? Je t'ai juste calculée comme un petit canon !
— Mais je suis un petit canon !
— C'est vrai, mais tu es ma sœur. Jamais j'aurais dû imaginer… enfin passons.
Juliette lui caresse le front pour le déstabiliser un peu plus.
— Tu n'as pas de température. Sans ces pansements, on pourrait croire que tu es en parfaite santé.
— Excepté que je ne sais même plus où j'habite. J'ai redécouvert mon nom à mon réveil. « Martial Lamiot », j'étais presque déçu. Je me serais bien vu avec un nom américain qui pète, du style Kyle Strong…
— C'est super bizarre ! Maman m'a raconté que lorsque tu étais petit, Kyle, c'était le prénom que tu te choisissais toujours pour jouer aux espions.
— Cool ! Comme quoi le choc n'a pas tout effacé de mon cerveau.
— Dis-moi, Martial, je ne comptais pas t'en parler immédiatement mais puisque tu es bien réveillé… J'ai toujours mon problème. Tu sais bien. Enfin non, tu ne sais plus !
L'homme se ramasse sur lui-même.
— Ça ne peut pas attendre ? ronchonne-t-il. J'ai des migraines atroces.
— Cela ne prendra pas longtemps et c'est assez urgent. Voilà un peu plus d'un mois, je t'ai annoncé que j'avais des soucis d'argent et tu avais accepté de m'aider. Tu m'avais confié que tu avais « quelques liasses au chaud », selon ta propre expression.
— Je ne m'en souviens pas.
— Logique. Mais voilà, si tu pouvais me dépanner, ce serait bien parce que là, il y a vraiment le feu. Je risque d'être expulsée.
— Je n'ai rien sur moi.
Juliette rigole :
— Il n'était pas question de me prêter un billet, mais davantage. Tu étais en mesure de le faire.
Il plisse les yeux et se force à réfléchir. Un léger haussement de sourcils indique à Juliette que l'information semble réveiller quelque chose en lui.
— Il faut que je gamberge. De combien as-tu besoin ?
— 15 000.
Juliette accompagne l'annonce de la somme d'une moue absolument craquante et d'une bulle de chewing-gum. C'est fou comme un montant pareil passe mieux avec une bulle rose !
— Quoi ? Tu es certaine que je t'ai donné mon accord pour autant ?
— Pour quelques mois, oui. Je t'en remercie d'ailleurs de tout mon corps.
Elle se trémousse.
— On verra ça. Je devais déjà avoir pris un coup sur la tête pour avoir accepté…
— … ou simplement avoir envie de sauver ta petite sœur adorée ! Je compte dessus, tu sais. D'autant que je ne t'ai jamais rien demandé avant.
Il grogne et s'intéresse de nouveau à la télé. Juliette insiste :
— Tu as dit que tu disposais des fonds, une réserve pour tes affaires… Tu m'as parlé d'un lieu sécurisé que toi seul connais. Je peux y aller pour toi, si tu veux.
Martial jette un coup d'œil suspicieux à la jeune femme. L'effort qu'il fait pour retrouver le chemin de son secret dans sa tête se lit sur ses traits contractés.
— Écoute, Tiffany, n'en parlons plus pour aujourd'hui. Je ne sais pas dans quel pétrin tu t'es fourrée, mais ce n'est pas à moi d'assumer. Je ne suis pas le père Noël.
Au moment même où elle est en train de le penser Céline lui glisse dans l'oreillette : « Même amnésique, un rat foireux reste un rat foireux. »